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Les figures de ce tableau sont de grandeur naturelle, mais demi-corps : la disposition du sujet rendait ce mode préférable. On lui a adressé plusieurs reproches. On blâme le dessin de la femme renversée sur le devant, dont on s'explique difficilement la position: on blâme aussi la trop grande vivacité des couleurs, dont les oppositions sont quelquefois trop tranchées. M. Navez nous paraît sacrifier en cela au goût qu'il croit dominant chez nous. Un artiste de son mérite devrait plutôt chercher à diriger le goût de ses concitoyens que s'y soumettre. Nous voudrions, quant à nous, que, fort de ses convictions, il marchât avec fermeté dans la voie qui lui paraît bonne, sans s'inquiéter des critiques superficielles. C'est surtout pour ce qui concerne le coloris, que nous voudrions que l'artiste ne se laissât point aller au désir de satisfaire le goût qu'il a cru reconnaître, peut-être à tort, chez le public belge. La sévérité du coloris de son Agar dans le désert conviendrait mieux à la noblesse habituelle de son dessin et à la gravité de ses idées.

Parmi les tableaux de genre que M. Navez à exposés, La prière d'une jeune sonninezza, n° 367, est une charmante petite toile, pleine de grâce et de fraîcheur. Dans la Bohémienne du no 364, il y a des beautés de premier ordre, avec une couleur d'un effet un peu cru. Mais ce qui fait un des plus jolis morceaux du Salon,

c'est Le débarquement de VER-VERT à Nantes, no 371. Tout le monde connaît et sait par cœur le joli poëme de Gresset, si pétillant d'esprit et de malice. Notre peintre a traduit sur la toile toute la finesse et toute la grâce du style du poëte. Il est vraiment à la hauteur de l'écrivain.

Le charmant perroquet des nonnes de Nevers a été confié à un batelier de la Loire, il arrive à Nantes où l'attendent avec impatience les saintes filles de la Visitation. Mais l'oiseau si bien élevé, si modeste, a fait route en bien mauvaise compagnie, il a appris de bien mauvais propos, il s'est habitué à de bien inconvenantes manières, car:

La même nef, légère et vagabonde,
Qui voiturait le saint oiseau sur l'onde,
Portait aussi deux nymphes, trois dragons,
Une nourrice, un moine, deux gascons:
Pour un enfant qui sort du monastère,
C'était échoir en dignes compagnons!
Aussi VER-VERT, ignorant leurs façons,
Se trouva là comme en terre étrangère;
Nouvelle langue, et nouvelles leçons.

La nef arrive et l'équipage en sort.
Une tourière était assise au port.
En débarquant auprès de la béguine,
L'oiseau madré la connut à sa mine,
A son œil prude ouvert en tapinois,

A sa grand'coiffe, à sa fine étamine,

A ses gants blancs, à sa mourante voix,

Et mieux encore à sa petite croix :

Il en frémit, et même il est croyable

Qu'en militaire il la donnait au diable ;
Trop mieux aimant suivre quelque dragon,
Dont il savait le bachique jargon,

Qu'aller apprendre encor les litanies,

La révérence, et les cérémonies.

Vous qui avez vu le tableau de M. Navez, dites, n'at-il pas interprété toute la pensée du poëte? La tourière du tableau n'est-elle pas bien la tourière du poëme? Le dragon et les nymphes n'ont-ils pas ce laisser-aller, cet abandon qui ont si vite avancé l'éducation du novice? Quelle malice dans la tête chauve de ce moine, au nez fin, à l'œil perçant ! Comme le peintre nous a fait un joli portrait de la nourrice, quelle fraîche mère ! comme Sganarelle mettrait sa médecine aux pieds de cette adorable nourrice, comme il se ferait le très-humble esclave de sa nourricerie !

Les ajustemens, les costumes sont choisis avec un goût extrême. Ils sont peints avec délicatesse. Les personnages sont distribués de manière à produire un effet piquant. C'est bien un débarquement de coche d'eau : chacun s'occupe de son affaire, chacun s'en va de son côté, on dit adieu aux connaissances que l'on a faites pendant le trajet, on embrasse celles qu'on retrouve au lieu de l'arrivée. Ici la couleur vive et brillante de l'artiste est parfaitement d'accord avec le sujet, elle donne un air de gaieté à tout l'ensemble.

Les cinq portraits unissent tous à une parfaite ressemblance une exécution ferme, une expression vraie et simple. M. Navez ne donne à ses portraits ni des poses forcées ni des expressions exagérées. Il rend la manière d'être habituelle de ses modèles, il ne leur donne de la finesse que s'ils ont réellement de l'esprit, il n'imprime la bonté sur leurs traits que s'il sont véritablement bons et si la bonté et la bienveillance se peignent ordinairement dans leur physionomie. Ses portraits enfin ne sont pas des mensonges.

On a développé, à propos de portraits, de singulières doctrines. A en croire certains critiques, on ne peut se faire peindre si l'on n'a le bonheur de posséder une tête extraordinaire. Il faut avant tout que l'artiste auquel vous confiez la reproduction de votre face, puisse faire de vous un homme de génie ou un maniaque, un Dante ou un Antony.

Rien n'est plus propre à égarer les portraitistes que ces opinions bizarres. On fait faire un portrait pour posséder la représentation fidèle d'un être dont on veut avoir les traits souvent devant les yeux.

Si vous voulez toujours des expressions fortes et caractérisées dans les portraits, vous mettez les peintres dans cette alternative, ou de renoncer à peindre la quatrevingt-dix-neuf centième des hommes et des femmes, ou

de les déguiser sous des masques d'emprunt. Voyez les beaux portraits de Van Dyck, d'Holbeen, de Rubens, c'est surtout par la vérité et par le calme de l'expression qu'ils brillent.

M. Navez mérite de grands éloges pour la fidélité et F'intelligence qu'il sait mettre dans tous ses portraits.

On voit, par ce qui précède, que trois genres bien différens ont procuré des succès à l'artiste habile dont nous nous occupons. On peut discuter sur le mérite relatif des ouvrages appartenant à chacun de ces genres; mais on est forcé de convenir qu'il y a, dans l'ensemble de ces productions, un témoignage irrécusable de talent du premier ordre, d'esprit et de profond savoir.

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