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On se rappelle La flagellation et Un chevalier flamand et une jeune fille, ainsi qu'un portrait de l'auteur, exposés en 1834, dans la chapelle de la rue des Sols. Nous le répétons, il y a un pas immense de ces ouvrages à celui que nous voyons aujourd'hui.

Quant au choix du sujet, nous pensons que ce n'est pas avoir la main heureuse que d'en prendre un tellement horrible qu'il y a une foule de personnes qui n'en peuvent supporter l'aspect, et que c'est encore diminuer les chances de succès que de l'exécuter de manière à porter cette horreur à son comble par des détails repoussans. Si, malgré ce manque d'adresse et d'habileté à flatter les goûts de son public, M. Debiefve a réussi à faire un tableau qui force les éloges des connaisseurs, c'est qu'il a déployé, dans plusieurs parties, un talent extrêmement remarquable de dessin, d'expression et de coloris.

Le comte Ugolin et ses fils dans la tour de Pise.

(N° 65 '.)

Éveillé avant le jour, j'entendis mes enfans pleurer

dans leur sommeil et me demander du pain.

Tu es

bien cruel, si tu ne frémis pas déjà à l'idée de ce que

1 Hauteur, mètres 2,58; largeur, mètres 3,23.

mon cœur pressentit. Nous étions éveillés, et l'heure à laquelle on avait coutume d'apporter notre nourrit ure approchait; chacun d'eux était inquiet à cause de son rêve; moi j'entendis fermer l'issue de l'horrible tour: alors je regardai le visage de mes fils sans prononcer un mot. Je ne pleurais pas, non, je devenais de pierre; eux ils pleuraient; et mon Anselme dit : « Comme tu nous regardes, mon père, qu'as-tu?» Pourtant je ne versais point de pleurs. Je ne répondis pas de tout le jour, de toute la nuit suivante, jusqu'à ce qu'un nouveau soleil se levât sur le monde. Lorsqu'une faible lueur se fut introduite dans mon douloureux cachot et que je reconnus, sur quatre visages, l'aspect sinistre du mien, je me mordis les deux mains de désespoir.

S'imaginant que la faim me poussait à cette extrémité, ils se levèrent soudainement et s'écrièrent : « Mon père, il nous sera bien moins douloureux de te servir de nourriture. Tu nous as donné ces misérables membres, que ne nous en dépouilles-tu? » Je me calmai alors pour ne pas les affliger davantage. Ce jour et le suivant nous restâmes tous muets. O terre cruelle que ne t'ouvrais-tu !

Le quatrième jour, Gaddo tomba étendu à mes pieds en me disant : « Mon père, que ne me secoures-tu? » Il expira, et je vis ainsi tomber les trois autres, un à un, entre le cinquième et le sixième jour, et déjà, devenu

aveugle, je chancelais sur le corps de chacun d'eux. Et je les appelais encore qu'ils étaient déjà morts depuis trois jours.

Ensuite le jeûne accomplit ce que n'avait pu faire le désespoir.

Quand il eut dit cela, avec des yeux égarés, il ressaisit des dents le crâne décharné qu'il rongeait aussi avidement qu'un chien qui dévore ùn os '. »

M. Debiefve a suivi à la lettre l'horrible description du Dante. Il ne s'est pas rappelé ce précepte qui, pour être classique, n'en est pas moins juste :

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Ce que l'on supporte dans une lecture, ou dans un récit, peut n'être pas tolérable en action sur la scène, ou fidèlement reproduit sur la toile. Dans ce temps d'indépendance dramatique et littéraire, qui a fourni des exemples de toutes sortes d'exagérations, on ne doit pas trop s'étonner qu'un jeune homme ait pris pour le bon goût, le goût qu'il a vu dominer.

Les deux plus jeunes fils du comte Ugolin sont étendus roides et froids sur les dalles du cachot; le troisième vient d'expirer dans les bras de son père; l'aîné a

1 Enfer du Dante, chant 55.

jeté le dernier cri de détresse : « Padre mio, che non mi ajuti? » Le père s'est élancé, à ce mot, vers le dernier de ses enfans : du bras gauche il tient le cadavre encore chaud de celui qu'il cherchait peut-être à rappeler à la vie. Sa main droite, effrayante d'expression, plus passionnée, plus affamée que la figure du comte, s'étend vers le mourant qui râle, la tête renversée contre un banc de pierre, et se comprimant la poitrine par le mouvement convulsif de ses bras, qui veulent étouffer le cri de son estomac brûlé par la faim.

Le malheureux père, il chancelle sur les corps fils!

de ses

Nous avons entendu reprocher au peintre d'avoir laissé, sur les épaules du père, ce manteau de velours et d'hermine dont, disait-on, il aurait dû se servir pour chercher à réchauffer ses fils, ou du moins pour cacher ces cadavres qui offensent la vue.

Nous avons déjà exprimé notre opinion quant à la vue de ces cadavres ; le peintre aurait dû les éloigner des yeux du spectateur, se contenter de les faire deviner. Nous ne poussons pas plus loin notre observation, et nous n'allons pas jusqu'à lui dire le moyen qu'il aurait dû employer pour remédier à cette faute; car, dans une œuvre d'art, tous les détails doivent procéder d'une idée mère, qui existe dans la tête de l'artiste et que le

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