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renommée de ses exploits à la guerre et dans les tournois. s'était répandue au loin. Il apprit l'infortune de Flamenca, et voyant en perspective une aventure qui pourrait lui faire honneur, il se mit en tête, non, comme les chevaliers de la Table ronde, de délivrer la belle prisonnière, mais, plus simplement, de l'aimer et de s'en faire aimer. Il se rendit à Bourbon, s'y installa sous prétexte de soigner sa santé, et bientôt, par des cadeaux faits à propos, il se concilia ses hôtes et le curé du lieu. Tout lui réussit à souhait son hôtesse, charmée par sa grâce et sa libéralité, vient au-devant de ses désirs en lui proposant de lui laisser la maison entière. Guillaume accepte, ses hôtes déménagent. et le voilà maître de la place. Il en profite pour faire pratiquer une voie souterraine entre sa chambre et les bains. Mais c'était peu de pouvoir s'y rendre en secret, il fallait encore y trouver Flamenca. Guillaume avait remarqué qu'à l'église, en offrant la paix, le clerc approchait la dame d'assez près pour être à portée de lui dire au moins un mot. Il s'agissait donc de prendre sa place. Pour. y parvenir, notre jeune chevalier eut recours à un moyen étrange. Un jour, au sortir de table, il se déclare chanoine; il avait un peu négligé les prescriptions canoniques, mais maintenant il voulait faire pénitence; il priait donc le curé de le tonsurer et de le recevoir pour son clerc. Il fut agréé sans peine, et envoya son prédécesseur étudier à Paris.

Le premier jour qu'il entra en fonctions, il dit à Flamenca Hélas! Grand émoi de celle-ci; elle feint de voir une amère raillerie dans le mot de Guillaume; c'est elle, bien plutôt qui pourrait se dire malheureuse! mais les deux jeunes filles qu'Archambaut avait placées auprès

d'elle comme demoiselles de compagnie, lui font entendre que le mot dont elle s'étonne est l'indice de sentiments tout autres; elle se laisse persuader, et le dimanche suivant elle répond: Que plans? (de quoi te plains tu?) Dès lors, le dialogue se poursuit ainsi : GUILLAUME. Je FLAMENCA. De quoi? G. D'amour. F. Pour qui? G. Pour vous. F. Qu'y puis-je ? - G. Guérir. F. Comment ? -- G. Par engin 1. — F. Faites. -G. C'est fait.-F. Quel est-il? G. Vous irez.

meurs.

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F. Et où? G. Aux bains.-F. Quand ? — G. Bientôt. F. Je le veux bien 2.

Entre Hélas! et Je le veux bien il y a trois mois. Trois mois pour prononcer vingt paroles c'est beaucoup, et ce n'est pas trop pour le résultat obtenu. Depuis Je le veux bien tout alla au gré de nos deux amants.

Cependant, par suite de ce bonheur inespéré, Flamenca s'était complètement détachée de son mari; elle n'avait plus pour lui qu'indifférence et dédain, à tel point, nous dit le poète, qu'elle ne prenait plus la peine de se lever lorsqu'il paraissait. Archambaut ne put s'empêcher de remarquer le changement qui s'était opéré en elle; mais il n'en pouvait deviner la cause. Il eut à ce sujet une explication avec Flamenca. Celle-ci lui représenta l'excès de sa jalousie, et lui promit de jurer sur des reliques « qu'elle se garderait elle-même aussi bien qu'il l'avait gardée jusque là. »

Ce passage est important, il est la clé de ce qui va suivre. Archambaut, loin de se douter que sa surveillance

1 J'emploie ici ce vieux mot, parce que « stratagème » est trop long.

2 Platz mi, il me plaît.

eût été mise en défaut, accepta le serment comme unegarantie absolue, alors qu'il excluait uniquement de nouvelles liaisons.

Une fois délivrée, Flamenca s'empressa de faire part à son amant de sa nouvelle situation. Elle lui remontra qu'il n'avait plus à se cacher et que désormais il devait reprendre la vie qui convenait à un homme de son rang et de sa valeur. Guillaume s'éloigna donc pour un temps; il alla guerroyer en Flandres et s'y fit une grande réputation. Le bruit de sa renommée vint aux oreilles d'Archambaut, qui, guéri de sa misanthropie, se préparait à tenir cour à Bourbon. Il y invita Guillaume qui ne se fit pas prier. Les deux amants se retrouvèrent, et Flamenca usa de la liberté qu'elle s'était réservée par son serment. Le poète décrit longuement ce tournoi où Guillaume brilla entre tous, et après lui Archambaut. La fête dure encore au moment où le manuscrit s'arrête, sans que rien nous fasse prévoir le dénouement.

Comme on le voit par cette rapide analyse, comme on le verra mieux encore par la lecture de l'ouvrage, le roman de Flamenca est empreint d'un cachet d'originalité qui exclut tout soupçon d'imitation. Il n'y a donc point lieu de lui chercher une origine lointaine: la politesse des mœurs, la libéralité des personnages, les noms de plusieurs d'entre eux, une infinité de détails sur lenr vie privée et publique, tout enfin nous reporte au xiie siècle. C'est dans les hautes sphères de la société de cette époque que notre romancier a placé l'action de son récit, c'est là qu'il a choisi ses types. Y a-t-il pris aussi son sujet ? En d'autres termes, les amours de Flamenca et de Guillaume

ont elles un fondement historique? Pour ma part je ne le pense pas, et je fais honneur du tout à l'imagination du poète. Sans doute, on lit en un passage 4 que la jalousie d'Archambaut et sa conduite à l'égard de Flamenca étaient devenues le sujet de chansons satiriques qui couraient par toute l'Auvergne; et à dire vrai il se peut fort bien qu'un des seigneurs de Bourbon-l'Archambault ait été jaloux de sa femme; et il n'est pas non plus impossible qu'on se soit moqué de lui. D'autre part, je crois volontiers que l'idée d'un souterrain conduisant à une salle de bains devenue lieu de rendez-vous, s'était présentée à plusieurs avant que l'auteur de Flamenca en tirât parti 2, mais, en admettant même que les faits accessoires du roman puissent n'être point dépourvus de fondement, il restera encore une assez belle part à la fantaisie. Et d'abord, le procédé ingénieux que Guillaume imagine pour converser avec sa dame est une conception que je revendique pour notre romancier. Aussi loin que s'étendent mes informations, je ne vois point que personne s'en soit avisé avant lui, ni après. C'est que dans l'application ce procédé doit présenter de sérieuses difficultés, sans compter qu'il exige une patience dont les amants vulgaires sont peu capables.

A part cette conception hardie autant que neuve, le roman ne présente aucune situation qui soit particulièrement digne de remarque. Dès le moment où Guillaume et son amante ont trouvé moyen de se voir, l'action se traine, s'alanguit quelque temps, pour recommencer à

4 V. 4181-4,

2 Amaury-Duval a signalé le même moyen dans le Chevalier à la Trappe (Hist. litt. XIX, 788).

nouveau après le retour de Guillaume. C'est comme un second récit enté sur le premier, mais un récit qui n'a plus rien de dramatique, où tout est description, dans lequel rien ne marche à un dénouement. On ne sait comment l'histoire peut finir; mais à vrai dire, on s'en soucie peu ; car la curiosité est satisfaite alors que Guillaume a mené à bonne fin sa difficile entreprise.

D'ailleurs, c'est par les caractères que vaut Flamenca. Ils sont étudiés avec une extrême finesse, et certains d'entre eux peuvent passer pour d'excellents types. Mais pour les apprécier, il faut se placer au point de vue de l'auteur, il faut se pénétrer des idées sous l'empire desquelles il écrivait; surtout il importe de se bien persuader qu'il n'a pas eu d'autre intention que celle de composer un ouvrage plaisant et délectable, non point une œuvre morale. Il est de ceux dont un pieux traducteur du roman ascétique de Barlaam et Josaphat a dit :

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Pour lui, la vertu la plus prisée est la libéralité, sans laquelle la vie élégante des cours perd tout son lustre, et le défaut le plus blâmable est la jalousie, ennemie naturelle des réunions brillantes et des tournois. Son héros, Guillaume de Nevers, est le modèle du gentilhomme

1 Barlaam und Josaphat, Stuttgart, 1861, p. 336-7.

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