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fans habitude, il n'auroit rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos foins. Bientôt il deviendroit entre vos mains le plus fage des hommes, & en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation.

Prenez le contre-pied de l'ufage (**), & vous ferez prefque toujours bien. Comme on ne veut pas faire d'un enfant un enfant, mais un Docteur, les Peres & les Maîtres n'ont jamais affez - tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté, menacé, promis, inftruit, parlé raifon. Faites-mieux, foyez raifonnable, & ne raifonnez point avec votre Eleve, furtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît; car amener ainfi toujours la raifon dans les chofes défagréables, ce n'eft que la lui rendre ennuyeufe, & la décréditer de bonne heure dans un efprit qui n'est pas encore en état de l'entendre. Exercez fon corps, fes organes, fes fens, fes forces, mais tenez fon ame oifive auffi long-tems qu'il fe pourra (***). Redoutez tous les fentimens antérieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les impreffions étrangeres: & pour empêcher le mal de naître, ne vous preffez point de faire le bien; car il n'eft jamais tel, que quand la raifon l'éclaire. Regardez

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ta. Il y a plus à perdre pour l'ame dans cette oifiveté, qu'il n'y auroit à perdre pour le corps, fi elle le concernoit. L'ame d'un enfant de douze ans, qui n'a porté encore aucun jugement fur quoi que ce foit, eft plus engourdie que ne le feroit fon corps, s'il avoit été jufqu'alors emmaillotté. Si c'est la maturité de l'enfance qu'il faut attendre, & le développement du caractere, ou du génie particulier de l'enfant, un bon Infti. tuteur fera au fait, & pourra mettre l'ufage des leçons en train, dès l'âge de fix ans au moins. On fent bien que je ne condamne pas moins fortement que M. R. tous les abus d'une éducation gâtée & mal dirigée; mais je n'ai garde de convenir qu'à l'exception de celle d'Emile, elles foient toutes dans le cas.

tous les délais comme des avantages; c'eft gagner beaucoup que d'avançer vers le terme fans rien perdre; laiffez meurir l'enfance dans les enfans. Enfin quelque leçon leur devient-elle néceffaire? gardezyous de la donner aujourd'hui, fi vous pouvez différer jufqu'à demain fans danger.

Une autre confidération qui confirme l'utilité de cette méthode, eft celle du génie particulier de l'enfant, qu'il faut bien connoître pour favoir quel régime moral lui convient. Chaque efprit a fa forme propre, felon laquelle il a befoin d'être gouverné; & il importe au fuccès des foins qu'on prend, qu'il foit gouverné par cette forme & non par une autre. Homme prudent, épiez long-tems la nature, obfervez bien votre Eleve avant de lui dire le premier mot; laiffez d'abord le germe de fon caractere en pleine liberté de fe montrer, ne le contraignez en quoi que ce puiffe être, afin de le mieux voir tout entier. Penfez-vous que ce tems de liberté foit perdu pour lui? tout au contraire, il fera le mieux employé; car c'eft ainfi que vous apprendrez à ne pas perdre un feul moment dans un tems plus précieux: au lieu que fi vous commencez d'agir avant de favoir ce qu'il faut faire, vous agirez au hafard; fujet à vous tromper, il faudra revenir fur vos pas; vous ferez plus éloigné du but que fi vous euffiez été moins preffé de l'atteindre. Ne faites donc pas comme l'avare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge un tems que vous regagnerez avec ufure dans un âge plus avancé. Le fage Médecin ne donne pas étourdiment des ordonnances à la premiere vue, mais il étudie premierement le tempérament du malade avant de lui rien preferire: il commence tard à le traiter, mais il le guérit; tandis que le Médecin trop preffé le tue.

Mais où placerons-nous cet enfant pour l'élever

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comme un être infenfible, comme un automate? Le tiendrons-nous dans le globe de la Lune, dans une ifle déferte? L'écarterons-nous de tous les humains? N'aura-t-il pas continuellement, dans le monde, le fpectacle & l'exemple des paffions d'autrui? Ne verra-t-il jamais d'autres enfans de fon âge? Ne verra-t-il pas fes fes voifins, fa Nourrice, fa parens, Gouvernante, fon Laquais, fon Gouverneur même, qui après tout ne fera pas un Ange?

Cette objection eft forte & folide. Mais vous aije dit que ce fut une entreprise aifée qu'une éducation naturelle? O hommes, eft-ce ma faute fi vous avez rendu difficile tout ce qui eft bien? Je fens ces difficultés, j'en conviens: peut-être font-elles infurmontables. Mais toujours eft-il fûr qu'en s'appliquant à les prévenir, on les prévient jufqu'à certain point. Je montre le but qu'il faut qu'on fe propose: je ne dis pas qu'on y puiffe arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantage, aura le mieux réuffi. Souvenez-vous, qu'avant d'ofer entreprendre de former un homme, il faut s'être fait homme foi-même; il faut trouver en foi l'exemple qu'il fe doit propofer. Tandis que l'enfant eft encore fans connoiffance, on a le tems de préparer tout ce qui l'approche, à ne frapper fes premiers regards que des objets qu'il lui convient de voir. Rendez-vous refpectable à tout le monde; commencez par vous faire aimer, afin que chacun cherche à vous complaire. Vous ne ferez point maître de l'enfant, fi vous ne l'êtes de tout ce qui l'entoure, & cette autorité ne fera jamais fuffifante, fi elle n'eft fondée fur l'eftime de la vertu. Il ne s'agit point d'épuifer fa bourse & de verfer l'argent à pleines mains; je n'ai jamais vû que l'argent fît aimer perfonne. Il ne faut point être avare & dur, ni plaindre la mifere qu'on peut foulager; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, fi vous n'ouvrez auffi votre coeur, celui des autres

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vous reftera toujours fermé. C'eft votre tems, ce font vos foins, vos affections, c'est vous-même qu'il faut donner; car quoi que vous puiffiez faire, on fent toujours que votre argent n'eft point vous. Il y a des témoignages d'intérêt & de bienveillance qui font plus d'effet, & font réellement plus utiles que tous les dons: combien de malheureux, de malades ont plus befoin de confolations que d'aumônes! combien d'opprimés à qui la protection fert plus que' l'argent! Racommodez les gens qui fe brouillent, prévenez les procès, portez les enfans au devoir, les peres à l'indulgence, favorifez d'heureux mariages, empêchez les vexations, employez, prodiguez le crédit des parens de votre Eleve en faveur du foible à qui on refufe juftice, & que le puiffant accable. Déclarez-vous hautement le protecteur des malheureux. Soyez jufte, humain, bien - faisant. Ne faites pas feulement l'aumône, faites la charité; les œuvres de miféricorde foulagent plus de maux, que l'argent: aimez les autres, & ils vous aimeront; fervez-les, & ils vous ferviront; foyez leur frere & ils feront vos enfans.

C'est encore ici une des raifons pourquoi je veux élever Emile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres (*), loin des noires mœurs des villes que le vernis dont on les couvre, rend féduifantes & contagieufes pour les enfans; au lieu que les vices des payfans, fans apprêt & dans toute leur groffiereté, font plus propres à rébuter qu'à féduire, quand on n'a nul intérêt à les imiter.

Au village un Gouverneur fera beaucoup plus maître des objets qu'il voudra préfenter à l'enfant ;

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(*) M. F. Loin de la canaille des valets, les derniers des bommes après leurs mattres.] J'aurai difficilement bonne opinion

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fa réputation, fes difcours, fon exemple, auront une autorité qu'ils ne fauroient avoir à la ville: étant utile à tout le monde, chacun s'empreffera de l'obliger, d'être eftimé de lui, de fe montrer au difciple tel que le Maître voudroit qu'on fût en effet; & fi l'on ne fe corrige pas du vice, on s'abftiendra du fcandale; c'eft tout ce dont nous avons befoin pour notre objet.

Ceffez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes: le mal que les enfans voient, les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Toujours fermoneurs, toujours moralistes, toujours pédans, pour une idée que vous leur donnez, la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien; plein de ce qui fe paffe dans votre tête, vous ne voyez pas l'effet que vous produifez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez inceffamment, penfez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils faififfent à faux? Penfez-vous qu'ils ne commentent pas à leur maniere vos explications diffufes, & qu'ils n'y trouvent pas de quoi fe faire un fyftême à leur portée qu'ils fauront vous oppofer dans l'occafion?

Ecoutez un petit bon-homme qu'on vient d'endoctriner; laiffez-le jazer, queftionner, extravaguer à fon aife, & vous allez être furpris du tour étrange qu'ont pris vos raisonnemens dans fon efprit: il confond tout, il renverfe tout, il vous impatiente, il vous défole quelquefois par des objections imprévues. Il vous réduit à vous taire, ou à le faire taire : & que peut-il penfer de ce filence de la part d'un homme qui aime tant à parler ? Si jamais il remporte cet avantage, & qu'il s'en apperçoive,

de la fageffe d'un Gouverneur qui débute par injurier tout le genre-humain.

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