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que,

mation; il faut d'abord que, continuant à comparer par parties ce qu'il ne fauroit comparer tout-d'uncoup, à des aliquotes précifes, il fubftitue des aliquotes par appréciation, & qu'au lieu d'appliquer toujours avec la main la mesure, il s'accoûtume à l'appliquer feulement avec les yeux. Je voudrois, pourtant qu'on vérifiât fes premieres opérations par des mefures réelles, afin qu'il corrigeât fes erreurs, & s'il refte dans le fens quelque fauffe apparence, il apprît à la rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui font à-peu-près les mêmes en tous lieux; les pas d'un homme, l'étendue de fes bras, fa ftature. Quand l'enfant eftime la hauteur d'un étage, fon Gouverneur peut lui fervir de toife; s'il eftime la hauteur d'un clocher, qu'il le toise avec les maifons. S'il veut favoir les lieues de chemin, qu'il compte les heures de marche; & furtout qu'on ne faffe rien de tout cela pour lui, mais qu'il le faffe lui-même.

On ne fauroit apprendre à bien juger de l'étendue & de la grandeur des corps, qu'on n'apprenne à connoître auffi leurs figures & même à les imiter; car au fond cette imitation ne tient abfolument qu'aux loix de la perspective, & l'on ne peut eftimer l'éten. due fur fes apparences, qu'on n'ait quelque fentiment de ces loix. Les enfans, grands imitateurs, effayent tous de deffiner; je voudrois que le mien cultivât cet art, non précisément pour l'art même, mais pour se rendre l'oeil jufte & la main flexible; & en général il importe fort peu qu'il fache tel ou tel exercice, pourvû qu'il acquiere la perfpicacité du fens & la bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un Maître à deffiner, qui ne lui donneroit à imiter que des imitations, & ne le feroit deffiner que fur des deffeins; je veux qu'il n'ait d'autre maître que la nature, ni d'autre modèle que les objets. Je veux qu'il

ait

ait fous les yeux l'original même & non pas le papier qui le repréfente, qu'il crayonne une maison fur une maison, un arbre fur un arbre, un homme fur un homme, afin qu'il s'accoûtume à bien obferver les corps & leurs apparences, & non pas à prendre des imitations fauffes & conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l'abfence des objets, jufqu'à ce que, par des obfervations fréquentes, leurs figures exactes s'impriment bien dans fon imagination; de peur que, fubftituant à la vérité des chofes, des figures bizar res & fantastiques, il ne perde la connoiffance des proportions, & le goût des beautés de la nature.

Je fais bien que de cette maniere, il barbouillera long-tems fans rien faire de reconnoiffable, qu'il prendra tard l'élégance des contours & le trait léger des Deffinateurs, peut-être jamais le difcernement des effets pittorefques & le bon goût du deffein; en revanche il contractera certainement un coup-d'œil plus jufte, une main plus fûre, la connoiffance des vrais rapports de grandeur & de figure, qui font entre les animaux, les plantes, les corps naturels, & une plus prompte expérience du jeu de la perfpective: voilà précisément ce que j'ai voulu faire, & mon intention n'eft pas tant qu'il fache imiter les objets que les connoître; j'aime mieux qu'il me montre une plante d'acanthe, & qu'il trace moins bien le feuillage d'un chapiteau.

Au refte, dans cet exercice, ainfi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon Eleve en ait feul l'amusement. Je veux le lui rendre plus agréa ble encore en le partageant fans ceffe avec lui. Je ne veux point qu'il ait d'autre émule que moi, mais je ferai fon émule fans relâche & fans rifque; cela mettra de l'intérêt dans fes occupations fans caufer de jaloufie entre nous. Je prendrai le crayon à fon exemple, je l'employerai d'abord auffi mal- adroite

ment

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ment que lui. Je ferois un Appelles que je ne me trouverai qu'un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme, comme les laquais les tracent contre les murs; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, & les doigts plus gros que le bras. Bien long-tems après nous nous appercevrons l'un ou l'autre de cette difproportion; nous remar querons qu'une jambe a de l'épaiffeur, que cette épaiffeur n'est pas par-tout la même, que le bras a fa longueur déterminée par rapport au corps, &c. Dans ce progrès je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le dévancerai de fi peu, qu'il lui fera toujours aifé de m'atteindre, & fouvent de me furpaf fer. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous tâcherons d'imiter le coloris des objets & toute leur apparence auffi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais dans tous nos barbouillages nous ne cefferons d'épier la nature; nous ne ferons jamais rien que fous les yeux du Maître.

Nous étions en peine d'ornemens pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos deffeins; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu'on n'y touche plus, & que, les voyant ref ter dans l'état où nous les avons mis, chacun ait intérêt de ne pas négliger les fiens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque deffein répété vingt, trente fois, & montrant à chaque exemplaire le progrès de l'Auteur, depuis le moment où la maifon n'eft qu'un quarré prefqu'informe, jusqu'à celui où fa façade, fon profil, fes proportions, fes ombres, font dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir fans ceffe des tableaux intéreffans pour nous, curieux pour d'autres, & d'exciter toujours plus notre émulation. Aux premiers, aux plus groffiers de ces deffeins je mets des cadres bien brillans, bien dorés,

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qui

qui les rehauffent; mais quand l'imitation devient plus exacte, & que le deffein eft véritablement bon, alors je ne lui donne plus qu'un cadre noir très-fimple; il n'a plus befoin d'autre ornement que lui-même, & ce feroit dommage que la bordure partageât l'attention que mérite l'objet. Ainfi chacun de nous afpire à l'honneur du cadre uni ; & quand l'un veut dédaigner.un deffein de l'autre, il le condamné au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres dorés pafferont entre nous en proverbes, & nous admirerons combien d'hommes fe rendent justice, en fe faifant encadrer ainfi.

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J'ai dit que la Géometrie n'étoit pas à la portée des enfans; mais c'est notre faute. Nous ne fenton's pas que leur méthode n'est point la nôtre, & que ce qui devient pour nous l'art de raisonner, ne doit être pour eux que l'art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions mieux de prendre la leur. Car notre maniere d'apprendre la Géométrie eft bien autant une affaire d'imagination que de raifonnement. Quand la propofition eft énoncée, il faut en imaginer la démonstration, c'est-à-dire, trouver de quelle propofition déjà fue celle-là doit être une conféquence, & de toutes les conféquences qu'on peut tirer de cette même propofition, choifir précisément celle dont il s'agit.

De cette maniere le raifonneur le plus exact, s'il n'eft inventif, doit refter court. Auffi qu'arrive-t-il de-là? Qu'au lieu de nous faire trouver les démonf trations, on nous les dicte; qu'au lieu de nous ap prendre à raifonner, le Maître raifonne pour nous, & n'exerce que notre mémoire.

Faites des figures exactes, combinez-les, pofezles l'une fur l'autre, examinez leurs rapports, vous trouverez toute la Géométrie élémentaire en mar chant d'obfervation en obfervation, fans qu'il foit queftion ni de définitions ni de problêmes, ni d'au

cune

cune autre forme démonftrative que la fimple fuper pofition. Pour moi je ne prétens point apprendre la Géométrie à Emile, c'eft lui qui me l'apprendra (*); je chercherai les rapports & il les trouvera; car je jes chercherai de maniere à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me fervir d'un compas pour tracer un cercle, je les tracerai avec une pointe au bout d'un fil tournant fur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entr'eux, Emile fe mocquera de moi, & il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales.

Si je veux mesurer un angle de foixante dégrés, je décris du fommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier; car avec les enfans il ne faut jamais rien fous-entendre. Je trouve que la portion du cercle, comprise entre les deux côtés de l'angle, eft la fixieme partie du cercle. Après cela je décris du même fommet un autre plus grand cercle, & je trouve que ce fecond arc eft encore la fixieme partie de fon cercle, je décris un troifieme cercle concen trique fur lequel je fais la même épreuve, & je la continue fur de nouveaux cercles, jufqu'à ce qu'Emis le, choqué de ma ftupidité, m'avertiffe que cha→ que arc grand ou petit compris par le même angle, fera toujours la fixieme partie de fon cercle, &c. Nous voilà tout-à-l'heure à l'ufage du rapporteur.

Pour prouver que les angles de fuite font égaux à deux droits, on décrit un cercle; moi, tout au con→ traire, je fais en forte qu'Emile remarque cela, pre

miere

(*) M. F. C'est lui qui me l'apprendra.] C'est-à-dire que aved tout Emile fera un Pafcal; encore fait-on que Pafcal, toute la force de fon génie, n'alla pas bien loin de lui-même. Les fuppofitions ne coûtent rien; le papier les admêt toutes; mais s'agit-il de les réalifer, bic Rbodus, bic faltus. It eft vrai que M. R, a ici une ressource intariffable pour lui,

c'eft

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