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sales que la nôtre; & fi l'on y faifoit bien attention, F'on feroit étonné de l'exactitude avec laquelle ils fuivent certaines analogies, très-vicieufes, fi l'on veut, mais très-régulieres, & qui ne font choquantes que par leur dureté, ou parce que l'ufage ne les admêt pas. Je viens d'entendre un pauvre enfant bien grondé par fon pere pour lui avoir dit; mon pere, irai-je-t-y? Or, on voit que cet enfant fuivoit mieux l'analogie que nos Grammairiens; car puifqu'on lui difoit, vasy, pourquoi n'auroit-il pas dit, irai-je-t-y? Remarquez de plus, avec quelle adreffe il évitoit l'hiatus de irai-je-y, ou, y irai-je? Eft-ce la faute du pauvre enfant fi nous avons mal-à-propos ôté de la phrafe cet adverbe déterminant, y, parce que nous n'en favions que faire? C'eft une pédanterie infupportable & un foin des plus fuperflus de s'attacher à corriger dans les enfans toutes ces petites fautes contre l'ufage, defquelles ils ne manquent jamais de fe corriger d'eux-mêmes avec le tems. Parlez toujours correctement devant eux, faites qu'ils ne fe plaisent avec perfonne autant qu'avec vous, & foyez fürs qu'infenfiblement leur langage s'épurera fur le vôtre, fans que vous les ayez jamais repris.

Mais un abus d'une toute autre importance & qu'il n'eft pas moins aifé de prévenir, eft qu'on fe preffe trop de les faire parler, comme fi l'on avoit peur qu'ils n'appriffent pas à parler d'eux-mêmes. Cet empreffement indifcret produit un effet directement contraire à celui qu'on cherche. Ils en parlent plus tard, plus confufément : l'extrême attention qu'on donne à tout ce qu'ils difent, les difpenfe de bien articuler; & comme ils daignent à peine ouvrir la bou-, che, plufieurs d'entre eux en confervent toute leur vie un vice de prononciation, & un parler confus qui les rend prefque inintelligibles.

J'ai beaucoup vécu parmi les Payfans, & n'en ouis, jamais graffeyer aucun, ni homme ni femme, ni,

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fille ni garçon. D'où vient cela? les organes des Payfans font-ils autrement conftruits que les nôtres ? Non, mais ils font autrement exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre eft un tertre fur lequel fe raffemblent, pour jouer, les enfans du lieu. Quoiqu'ils foient affez éloignés de moi, je diftingue parfaitement tout ce qu'ils difent, & j'en tire fouvent de bons mémoires pour cet Ecrit. Tous les jours mon oreille me trompe fur leur âge; j'entends des voix d'enfans de dix ans, je regarde, je vois la ftature & les traits d'enfans de trois à quatre. Je ne borne pas à moi feul cette expérience; les Urbains qui me viennent voir & que je confulte là-deffus, tombent tous dans la même erreur.

Ce qui la produit eft que jufqu'à cinq ou fix ans les enfans des Villes élevés dans la chambre & fous l'aile d'une Gouvernante, n'ont befoin que de marmoter pour fe faire entendre; fitôt qu'ils remuent les lévres on prend peine à les écouter; on leur dicte des mots qu'ils rendent mal, & à force d'y faire attention, les mêmes gens étant fans ceffe autour d'eux, devinent ce qu'ils ont voulu dire plutôt que ce qu'ils ont dit.

A la campagne c'eft toute autre chofe. Une Payfane n'eft pas fans ceffe autour de fon enfant, il eft forcé d'apprendre à dire très-nettement & très-haut ce qu'il a befoin de lui faire entendre. Aux champs les enfans épars, éloignés du pere, de la mere & des autres enfans, s'exercent à fe faire entendre à diftance, & à mefurer la force de la voix fur l'intervalle qui les fépare de ceux dont ils veulent être entendus. Voilà comment on apprend véritablement à prononcer, & non pas en bégayant quelques voyel les à l'oreille d'une Gouvernante attentive. Auffi quand on interroge l'enfant d'un Payfan, la honte peut l'empêcher de répondre, mais ce qu'il dit il le dit nettement; au lieu qu'il faut que la Bonne ferve d'interprete à l'enfant de la Ville, fans quoi l'on n'en

tend

tend rien à ce qu'il grommelle entre fes dents (18),

En grandiffant, les garçons devroient fe corriger de ce défaut dans les Colléges, & les filles dans les Couvens; en effet, les uns & les autres parlent en général plus diftinctement que ceux qui ont été toujours élevés dans la maifon paternelle. Mais ce qui les empêche d'acquérir jamais une prononciation auffi nette que celle des Payfans, c'eft la néceffité d'apprendre par cœur beaucoup de chofes, & de réci ter tout haut ce qu'ils ont appris: car en étudiant, ils s'habituent à barbouiller; à prononcer négligemment & mal: en récitant c'eft pis encore; ils recherchent leurs mots avec effort, ils traînent & allongent leurs fyllabes: il n'eft pas poffible que quand la mémoire vacille, la langue ne balbutie auffi. Ainfi fe contractent ou fe confervent les vices de la prononciation. On verra ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là, ou du moins qu'il ne les aura pas contractés par les mêmes caufes.

Je conviens que le Peuple & les Villageois tombent dans une autre extrémité, qu'ils parlent prefque toujours plus haut qu'il ne faut, qu'en prononçant trop exactement ils ont les articulations fortes &rudes, qu'ils ont trop d'accent, qu'ils choififfent mal leurs termes, &c.

Mais premierement, cette extrémité me paroît beaucoup moins vicieufe que l'autre, attendu que la premiere loi du discours étant de fe faire entendre,

la

(18) Ceci n'eft pas fans exception; fouvent les enfans qui fe font d'abord le moins entendre, deviennent enfuite les plus étourdiffans quand ils ont commencé d'élever la voix. Mais ş'il falloit entrer dans toutes ces minuties je ne finirois pas ; tout Lecteur fenfé doit voir que l'excès & le défaut dérivés du même abus font également corrigés par ma méthode. Je regarde ces deux maximes comme inséparables; toujours affez & jamais trop. De la premierę bien établie, l'autre s'enfui pécellairement.

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la plus grande faute qu'on puiffe faire eft de parler fans être entendu. Se piquer de n'avoir point d'accent, c'eft fe piquer d'ôter aux phrafes leur grace & leur énergie. L'accent eft l'ame du difcours; il lui donne le fentiment & la vérité. L'accent ment moins que la parole (*); c'eft peut-être pour cela que les gens bien élevés le craignent tant. C'eft de l'ufage de tout dire fur le même ton qu'eft venu celui de perfiffler les gens fans qu'ils le fentent. A l'accent profcrit fuccedent des manieres de prononcer ridicules, affectées, & fujettes à la mode, telles qu'on les remarque fur-tout dans les jeunes gens de la Cour. Cette affectation de parole & de maintien eft ce qui rend généralement l'abord du François repouffant & défagréable aux autres Nations. Au lieu de mettre de l'accent dans fon parler, il y met de l'air. Ce n'est pas le moyen de prévenir en fa faveur.

Tous ces petits défauts de langage qu'on craint tant de laiffer contracter aux enfans ne font rien, on les prévient ou on les corrige avec la plus grande facilité: mais ceux qu'on leur fait contracter en rendant leur parler fourd, confus, timide, en critiquant inceffamment leur ton, en épluchant tous leurs mots, ne fe corrigent jamais. Un homme qui n'apprit à parler que dans les ruelles, fe fera mal entendre à la tête d'un Bataillon, & n'en impofera gueres au Peuple dans une émeute. Enfeignez premierement aux enfans à parler aux hommes; ils fauront bien parler aux femmes quand il faudra.

Nour

(*) L'accent ment moins que la parole.] L'observation est fine, & digne d'un fpectateur tel que M. R. l'art de corriger fon accent, n'elt donc que l'art de tromper dans le difcours & le François, (furtout celui de la Capitale,) qui travaille plus que tout autre peuple à fe défaire de fon accent, eft celui dont il faut le plus fe défier.

Nourris à la campagne dans toute la rufticité champêtre, vos enfans y prendront une voix plus fonore, ils n'y contracteront point le confus bégayement des enfans de la Ville; ils n'y contracteront pas non plus les expreffions ni le ton du Village, ou du moins ils les perdront aifément, lorfque le Maître vivant avec eux dès leur naiffance, & y vivant de jour en jour plus exclufivement, préviendra ou effacera par la correction de fon langage l'impreffion du langage des Payfans. Emile parlera un François tout auffi pur que je peux le favoir, mais il le parlera plus diftinctement, & l'articulera beaucoup mieux que moi.

L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu'il peut entendre, ni dire que ceux qu'il peut articuler. Les efforts qu'il fait pour cela le portent à redoubler la même fyllabe, comme pour s'exercer à la prononcer plus diftinctement. Quand il commence à balbutier, ne vous tourmentez pas fi fort à deviner ce qu'il dit. Prétendre être toujours écouté eft encore une forte d'empire, & l'enfant n'en doit exercer aucun. Qu'il vous fuffife de pourvoir très-attentivement au néceffaire; c'est à lui de tâcher de vous faire entendre ce qui ne l'eft pas. Bien moins encore faut-il fe hâter d'exiger qu'il parle: il faura bien parler de lui-même à mesure qu'il en fentira l'utilité.

On remarque, il eft vrai, que ceux qui commencent à parler fort tard, ne parlent jamais fi diftincte ment que les autres; mais ce n'eft pas parce qu'ils ont parlé tard que l'organe refte embarraffé, c'eft au contraire parce qu'ils font nés avec un organe embarraffé qu'ils commencent tard à parler; car fans cela pourquoi parleroient-ils plus tard que les autres? ont-ils moins l'occafion de parler, & les y excitet-on moins? au contraire l'inquiétude que donne ce retard, auffi-tôt qu'on s'en apperçoit, fait qu'on fe

tour

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