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fourmente beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui ont articulé de meilleure heure ; & cet empreffement mal-entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus leur parler, qu'avec moins de précipitation ils auroient eu le tems de perfectionner davantage.

Les enfans qu'on preffe trop de parler n'ont le tems ni d'apprendre à bien prononcer ni de bien concevoir ce qu'on leur fait dire. Au lieu que quand on les laiffe aller d'eux-mêmes, ils s'exercent d'abord aux fyllabes les plus faciles à prononcer, & y joi gnant peu-à-peu quelque fignification qu'on entend par leurs geftes, ils vous donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres; cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'après les avoir entendus. N'etant point preffés de s'en fervir, ils commencent par bien ob ferver quel fens vous leur donnez, & quand ils s'en font affurés ils les adoptent.

Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler les enfans avant l'àge, n'eft pas que les premiers difcours qu'on leur tient & les premiers mots qu'ils difent, n'aient aucun fens pour eux, mais qu'ils aient un autre fens que le nôtre fans que nous fachions nous en appercevoir, en forte que paroiffant nous répondre fort exactement, ils nous parlent fans nous entendre & fans que nous les entendions. C'eft pour l'ordinaire à de pareilles équivoques qu'eft due la furprise où nous jettent quelquefois leurs propos auxquels nous prêtons des idées qu'ils n'y ont point jointes. Cette inattention de notre part au véritable fens que les mots ont pour les enfans, me paroît être la caufe de leurs premieres erreurs; & ces erreurs, même après qu'ils en font guéris, influent fur leur tour d'efprit pour le refte de leur vie. J'aurai plus d'une occafion dans la fuite d'éclaircir ceci par des exemples.

Refferrez donc le plus qu'il eft poffible le vocabu

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EMILE CHRETIEN. LIV. I.

laire de l'enfant. C'eft un très-grand inconvénient qu'il ait plus de mots que d'idées, qu'il fache dire plus de chofes qu'il n'en peut penfer. Je crois qu'une des raifons pourquoi les Payfans ont généralement l'efprit plus jufte que les gens de la Ville, eft que leur Dictionnaire eft moins étendu. Ils ont peu d'idées, mais ils les comparent très-bien.

Les premiers développemens de l'enfance fe font prefque tous à la fois. L'enfant apprend à parler, à manger, à marcher, à-peu-prés dans le même tems. C'eft ici proprement la premiere époque de fa vie. Auparavant il n'eft rien de plus que ce qu'il étoit dans le fein de fa mère, il n'a nul fentiment nulle idée, à peine a-t-il des fenfations; il ne fent pas même fa propre existence.

Vivit, & eft vita nefcius ipfe fuæ (19).

(19) Ovid. Trift. I. 3.

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EMILE

CHRETIEN.

LIVRE SECOND.

'EST ici le fecond terme de la vie, & celui auquel proprement finit l'enfance; car les mots infans & peur ne font pas fynony mes. Le premier eft compris dans l'autre, & fignifie qui ne peut parler, d'où vient que dans Valere Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me fervir de ce mot felon l'ufage de notre Langue, jufqu'à l'âge pour lequel elle a d'autres noms.

Quand les enfans commencent à parler, ils pleu rent moins. Ce progrès eft naturel; un langage eft fubftitué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils fouffrent, avec des paroles, pourquoi le diroient-ils avec des cris, fi ce n'eft quand la douleur eft trop vive pour que la parole puiffe l'exprimer? s'ils continuent alors à pleurer, c'est la faute des gens qui font autour d'eux. Dès qu'une fois Emile aura dit, j'ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer.

Si l'enfant eft délicat, fenfible, que naturellement il fe mette à crier pour rien, en rendant fes cris inu tiles & fans effet, j'en taris bientôt la fource. Taft qu'il pleure je ne vais point à lui; j'y cours fitôt qu'il Tome I

F

'eft

s'est tû. Bientôt fa maniere de m'appeller fera de fe taire, ou tout au plus de jetter un feul cri. C'eft par l'effet fenfible des fignes, que les enfans jugent de leur fens; il n'y a point d'autre convention pour eux: quelque mal qu'un enfant fe faffe, il eft trèsrare qu'il pleure, quand il est seul, à moins qu'il n'ait l'espoir d'être entendu.

S'il tombe, s'il fe fait une boffe à la tête, s'il faigne du nez, s'il fe coupe les doigts; au lieu de m'empreffer autour de lui d'un air allarmé, je refterai tran quille, au moins pour un peu de tems. Le mal est fait, c'eft une néceffité qu'il l'endure; tout mon empreffement ne ferviroit qu'à l'effrayer davantage & augmenter fa fenfibilité. Au fond, c'eft moins le coup, que la crainte qui tourmente, quand on s'eft bleffé. Je lui épargnerai du moins cette derniere angoiffe; car très-fûrement il jugera de fon mal comme il verra que j'en juge: s'il me voit accourir avec inquiétude, le confoler, le plaindre, il s'eftimera perdu: s'il me voit garder mon fang froid, il reprendra bientôt le fien, & croira le mal guéri, quand il ne le fentira plus. C'est à cet âge qu'on prend les premieres leçons de courage, & que, fouffrant fans effroi de légeres douleurs, on apprend par dégrés à fupporter les grandes.

Loin d'être attentif à éviter qu'Emile ne fe bleffe, je ferois fort fâché qu'il ne fe bleffat jamais & qu'il grandît fans connoître la douleur. Souffrir eft la pre miere chofe qu'il doit apprendre, & celle qu'il aura le plus grand befoin de favoir. Il femble que les en. fans ne foient petits & foibles que pour prendré ces

im

(1) Il n'y a rien de plus ridicule & de plus mal affuré que la démarche des gens qu'on a trop menés par la lifiere étant petits (*); c'eft encore ici une de ces obfervations triviales à force d'être juftes, & qui font justes en plus d'un fens.

(*) M. F. Qu'on a trop menés par la lifiere étant petits.] Si

cela

importantes leçons fans danger. Si l'enfant tombe de fon haut il ne fe caffera pas la jambe; s'il fe frappe avec un bâton il ne fe caffera pas le bras; s'il failit un fer tranchant, il ne ferrera gueres, & ne fe coupera pas bien avant. Je ne fache pas qu'on ait ja mais vu d'enfant en liberté fe tuer, s'eftropier ni fe faire un mal, confidérable, à moins qu'on ne l'ait in÷ diferettement expofé fur des lieux élevés, ou feul autour du feu, ou qu'on n'ait laiffé des inftrumens dangereux à fa portée. Que dire de ces magafins de machines, qu'on raffemble autour d'un enfant pour l'armer de toutes pieces contre la douleur, jufqu'à ce que devenu grand, il refte à fa merci, fans cou rage & fans expérience, qu'il fe croye mort à la pre miere piquure, & s'évanouiffe, en voyant la pre miere goute de fon fang?

Notre manie enfeignante & pédantefque eft toujours d'apprendre aux enfans ce qu'ils apprendroient beaucoup mieux d'eux-mêmes, & d'oublier ce que nous aurions pu feuls leur enfeigner. Y a-t-il rien de plus fot que la peine qu'on prend pour leur apprendre à marcher, comme fi l'on en avoit và quel qu'un, qui par la négligence de fa nourrice ne fût pas marcher étant grand? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher?

Emile n'aura ni bourlets, ni paniers roulans, ni charriots, ni lifieres, ou du moins dès qu'il commencera de favoir mettre un pied devant l'autre, on ne le foutiendra que fur les lieux pavés, & l'on ne fera qu'y paffer en hâte (1). Au lieu de le laiffer croupir

dans

cela eft quelquefois vrai, cela ne l'eft pas toujours. Je connois des gens de très bon air, des Officiers même à conte hance martiale, pour qui l'on a eu cés attentions outrées, & qui ont été exceffivement dorlotés dans leur enfance. Je n'ai garde cependant de contefter les affertions de M. R. à ce fu

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jet.

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