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agir sur le théâtre; il l'est aussi de savoir comment ils se sont formés, et c'est l'objet propre du roman, ou du moins de ce que jusqu'ici le roman a produit de plus rares chefs-d'euvre. C'est pourquoi, ajouterai-je, le romancier n'a pas à conclure d'une action, comme fait le dramaturge; il lui suffit de montrer les effets d'un caractère, et ce que chaque nature enferme de malfaisance ou de bienfaisance, pour les autres et pour soimême; la peinture seule donne à l'œuvre sa philosophie, sa moralité.

Le mélodrame se débarrassait volontiers des méchants en les livrant aux tribunaux; le roman, tel que l'ont fait comprendre Balzac, Mérimée', préfère exposer les conséquences fatales du vice, et cela est souvent d'un plus grand exemple, car la loi humaine peut être faussée ou éludée, mais non le fait. Dans l'Assommoir, dans Germinie Lacerteux, dans la Fille Elisa, le romancier assiste au châtiment de la nature plutôt qu'il ne l'exécute; ce qui choque dans les œuvres de ce genre ne vient pas de la poétique du roman, mais du mauvais goût de l'écrivain, et très souvent de sa préférence pour les personnages moralement inférieurs et déséquilibrés.

Les études modernes de pathologie mentale ont eu, en effet, une influence considérable sur l'école littéraire la plus récente. Cette influence n'a pas toujours été heureuse, j'aurai bientôt l'occasion d'en parler. Je voudrais maintenant présenter quelques considérations de pure esthétique, auxquelles ce chapitre nous conduit naturellement.

De simples nouvelles, Arsène Guillot, Carmen, lui valent cette place.

CHAPITRE VII

L'ART ET LA MORALE

-

La théorie de l'utilité, ou du travail, et la théorie du jeu. Le travail et le jeu. Le plaisir esthétique et la stimulation nerveuse; sensations ou états perceptifs. - Le matériel de l'art et la créa tion de l'art. L'élément esthétique du travail, sentiment de la difficulté vaincue. Emotions accessoires à l'émotion esthétique; sa complexité; facteurs de l'éducation artistique. Rapports de la littérature avec la morale.

Les critiques ne se lassent pas d'agiter la question du rôle moral de l'art, de son utilité ou de son indépendance. Elle peut toujours être posée, dès que l'art est un fait social, et que le poète n'est pas seulement un artiste, mais un homme. Les deux doctrines qu'on désigne à l'ordinaire sous les formules absolues de < l'art pour l'art » et de « l'art utile» ont été mises par les philosophes en deux aphorismes non moins absolus et contradictoires. « L'homme n'est complet que là où il joue», affirment Herbert Spencer, Grant Allen, James Sully, après Kant et Schiller. « L'homme n'est complet que là où il travaille », réplique Guyau. Je ne pense pas qu'on doive accepter l'un ou l'autre de ces aphorismes, sans les réduire d'abord au plus juste sens.

Les psychologues ont reconnu dans l'évolution des appétits, comme disait Spinoza, ou des tendances, comme s'exprime aujourd'hui Ribot, une classe de tendances qui n'ont plus pour fin la seule conservation de

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l'individu ou sa reproduction, mais le développement libre de la personne elles constituent le genre du jeu, dont le plaisir esthétique serait une simple espèce, selon l'école anglaise. Se nourrir et se reproduire, c'est toute la vie chez les animaux inférieurs. La vie des animaux supérieurs est plus riche; ils ont un excès d'activité, ils jouent. L'homme a du loisir, il joue aussi, et il produit l'art. L'apparition du jeu dans l'évolution organique signifierait donc la possibilité de l'art, et marquerait, pour notre espèce, le moment de sa

venue.

Ainsi la psychologie comparative nous dit bien quelle est la place des émotions esthétiques dans la classification. Elle ne nous dit point que l'activité créatrice de l'art soit un jeu <«< inutile », comme Guyau' maintes fois parait l'entendre. « L'homme qui soulève un fardeau écrivait-il, est beau à regarder, par cela même que son effort est utile: le jeu n'est qu'une parodie du travail, et le travail, en bien des cas, l'emporte en beauté sur le jeu. Travail, jeu, il faut expliquer le sens des mots.

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Je distinguerais, dans l'exemple proposé, deux états qui sont facilement séparables: le mouvement comme tel, c'est-à-dire la tension des muscles, l'attitude du corps; et le mouvement comme fin, c'est-à-dire la représentation, l'idée d'un effet résultant de l'effort. La nullité de l'effet, remarquons-le bien, n'affecterait pas la valeur du mouvement, et tout ce qu'on pourrait dire est que l'idée de l'effet s'ajoute à la vue, à la perception de l'effort. Mais cette idée implique à son tour deux représentations distinctes: celle du travail, ou de l'effet considéré pour son utilité; celle de l'effort même, de

Problèmes d'esthétique contemporaine. Paris, Alcan, 1884.

l'activité dépensée, de la difficulté vaincue. Or, dans cette idée complexe du mouvement comme fin, Guyau ne choisit pas la représentation de l'effort désintéressé, de l'exercice gratuit; il déclare la supériorité de la fin qui est le travail sur celle qui est le jeu, et il en infère que l'idée d'un effet utile déterminé est nécessaire à la beauté de l'effort.

Telle me semble du moins avoir été la doctrine, un peu fuyante, de ce philosophe distingué. La querelle qu'elle soulève porte peut-être sur des définitions insuffisantes1.

Et d'abord, qu'est-ce que le travail? On entend vulgairement par «travail utile» un emploi quelconque de l'activité humaine, mise au service de nos besoins matériels. Le travail n'a plus cette utilité immédiate, quand il devient l'art, la science pure; nous le jugeons alors désintéressé, je veux dire non employé au soin de notre conservation, à loger, nourrir et vêtir les hommes. Nous sentons bien cependant que la création de l'art et la spéculation scientifique ont une valeur d'un autre. genre. L'art, s'il est un jeu, satisfait du moins à des émotions dont le développement, a-t-on pu dire, favorise celui de la vie elle-même, qu'il tendrait ainsi indirectement à conserver.

Une question différente est de savoir, quelles peintures, quelles images possèdent au plus haut degré la qualité esthétique. Elle est secondaire dans cette discussion. Il nous suffit que l'artiste ait le pouvoir de traduire, par son jeu devenu son art, toutes les émotions qui sont en lui. La formule étroite de l'art pour l'art semble le

1

Voy, un article remarquable de Renouvier, Les problèmes de l'esthétique contemporaine, La théorie esthétique du jeu, dans La Critique philosophique, première année de la Nouvelle série, 28 février 1885.

lui refuser, et elle a choqué le bon sens. Mais à coup sûr, ni Schiller, ni Spencer, ni aucun philosophe n'a voulu borner les arts dans leurs moyens d'expression et dans leurs objets. Leur aphorisme signifie un certain état de l'âme, qui ne détourne point le génie créateur de la vision des réalités ou des rêves infinis.

L'homme, écrit Renouvier, a su faire de la douleur et de la mort même la matière d'un jeu sublime. Il contemple alors les choses sans s'inquiéter de les expliquer; il sort de soi-même pour entrer dans l'objet, disait Schopenhauer, qui reconnaissait dans le silence de la volonté le signe du beau. Par cet acte du génie, réplique Duboc, le philosophe de l'optimisme', l'homme se désintéresse de la vie vulgaire pour s'ouvrir une vie plus large, une destinée qui aurait sa loi dans le dessein général de l'univers.

Ainsi l'art

désintéressé » a toujours libre carrière. Mais revenons à l'exemple de Guyau.

Qu'un homme soulève un fardeau pour se faire les muscles, ou pour le motif utile de déplacer ce fardeau, la figuration picturale du mouvement, je suppose, a la même qualité. Sans doute l'idée, même illusoire, de l'effet utile, ajoute en ce cas à la qualité du jeu; elle n'en saurait jamais être la mesure. Cette idée, cette représentation, il la faudrait estimer aussi sur autre chose, sur notre ébranlement nerveux, ou sur le « ton vital », si l'on préfère, qui lui répondrait; l'utilité pratique, l'utilité brute est une mesure évidemment trop grossière. Guyau l'a bien senti. Il prend l'émotion esthétique en bloc; il définit l'art « une excitation qui stimule la vie en nous sous ses trois formes à la fois,

Die Tragik vom Standpunkte des Optimismus mit Bezugname auf die moderne Tragedie, Hamburg, Grüning, 1886.

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