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CHAPITRE VIII

LE MÉCANISME DE LA VOLONTÉ

La détermination dans Shaks

Les héros antiques, le destin. peare la nécessité sensible (Troilus et Cressida, etc.); importance des motifs de la raison chez les hommes d'une classe supérieure; motifs fonciers et motifs actuels (Brutus dans Jules César). Analyse d'Othello. La détermination dans Racine. Analyse de Britannicus. Lois d'association et de suggestion (Narcisse, lago); loi des contre-coups ou des réactions (Andromaque); lois de fluctuation, de transformation (Phèdre); loi de contradiction ou de contraste (Coriolan et Capulet de Shakspeare; dans la comédie, le Micion des Adelphes, Chrysale des Femmes savantes, Philinte et Alceste, la Camille de On ne badine pas avec l'amour); diverses transformations d'effets, conformément à la loi générale de l'action et de la réaction. La détermination théologique (un épisode du Ramayana). La détermination dans Corneille. Ses héros entiers pour le bien et pour le mal (Cléopâtre de Rodogune). - Goethe et Spinoza, Schiller et Kant. Composition littéraire (exemples pris à Dumas fils, M. de Camors d'Octave Feuillet). Détermination du genre, de l'espèce et de l'individu; le roman réaliste et naturaliste (Eugénie Grandet de Balzac, la Gervaise de l'Assommoir). Perfectionnement du déterminisme de l'instinct brut par celui de la raison et de la cons. cience acquise.

Nécessité ou liberté, je n'ai pas à discuter les doctrines qui prennent position devant ce dilemme, et je laisse la liberté en tant que puissance, pour l'étudier, avec le drame, dans son mécanisme. Que la volonté ait le pouvoir, en certains cas, de commencer véritablement une série dans la chaîne des phénomènes, les non-détermi

nistes peuvent bien réserver ce genre d'action théoriquement; mais il n'est pas possible au poète de l'exposer pratiquement. Le drame est déterministe, ou nécessitaire, sans le savoir. Sa matière, c'est le caractère humain, tel que l'ont fait, en chacun de nous, les causes variées et mêlées de l'hérédité, de l'éducation, du milieu; créer une figure d'art, c'est dégager ce que j'appellerais volontiers la réaction personnelle » du héros, selon les circonstances définies où on l'a placé.

Les héros d'Homère font assez preuve de résistance et d'énergie. Ils luttent librement avec le destin. Mais ils ne sont pas maîtres de l'occasion, et il arrive qu'un dieu souffle dans leur âme une passion funeste ou fait naître les circonstances qui leur fournissent leurs motifs d'agir. Ainsi l'homme n'est point le maître absolu de sa vie, et le Destin semble la figure des agents inconnus, mystérieux, qui la dirigent. Cette figure tient la même place dans les saintes légendes du moyen-âge. Une prédiction est faite et s'accomplit par une rencontre bizarre de circonstances. Il est de toute croyance religieuse que rien n'arrive sans la volonté de Dieu, qu'on suppose intervenir arbitrairement. Cette intervention divine est discrète dans la chanson de geste; saint Gabriel assiste Charlemagne; dans la garde de Durandal, il y a une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile. Les barons s'exaltent par la prière; l'homme qui prie pense obtenir le secours de Dieu, tandis qu'il se secourt soi-même en se donnant un mobile puissant, la confiance.

Les tragiques grecs ne sont point fatalistes, ils ne croient pas que les événements se produisent en dépit des causes naturelles; ils se servent plutôt des dieux

Lire la légende de saint Julien l'Hospitalier, par Flaubert, dans Trois Contes.

pour expliquer une suite d'événements dont le lien échappe, et l'action arbitraire des immortels est comme l'anneau qui manque à la chaine. Leur tendance bien. marquée est d'accorder l'action divine avec l'ordre. naturel des choses, les caprices des divinités avec les mobiles habituels de la volonté humaine. Dans Médée, le chœur invoque Vénus en ces termes: O puissante déesse! que jamais ton are doré ne lance contre moi ces traits inévitables trempés dans le poison du désir! » Saint-Marc-Girardin dit très bien de cette Médée, que ses crimes lui appartiennent, et que ce qui l'y pousse, « c'est sa passion, autre fatalité qu'Euripide préfère à celle du vieux théâtre, parce qu'il en est plus le maître, parce que cette fatalité n'est pas, comme l'autre, une énigme que le ciel propose à la terre1 ».

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Sophocle, Euripide, sont riches d'observations sur la volonté. « Un sage, rappelle le chœur d'Antigone, a dit une parole mémorable: c'est que le mal se présente sous la forme du bien à celui qu'un dieu précipite à sa perte. Euripide dit par la bouche d'Hécube : « Chose étrange! une mauvaise terre, si les dieux lui envoient une température favorable, produit de beaux épis; et une bonne terre, privée des avantages nécessaires, ne donne qu'une mauvaise récolte; mais, parmi les hommes, le méchant n'est jamais que méchant, le bon est toujours bon, sans que le malheur altère son naturel. Est-ce la nature ou l'éducation qui l'emporte? Sans doute la bonne éducation est une école de vertu; et quiconque apprit à la connaître connaît aussi le vice en prenant la règle du beau pour guide. » Le chœur, dans Iphigénie à Aulis : << Divers sont les caractères des mortels, diverses leurs

Cours de littérature dramatique, tome IV, LXII.

mœurs mais le naturel vraiment droit se révèle toujours; la culture de l'éducation contribue beaucoup aussi à nous rendre vertueux. »

Les tragiques sembleraient donc avoir considéré nos actes volontaires comme des jugements, qui résultent beaucoup de notre nature, et un peu de notre éducation. La philosophie enseignait alors à peu près la même chose. De ce que la volonté est un jugement, Platon prétendit qu'une volonté libre est une volonté juste, et que le vice est involontaire. Il vaut mieux dire, répliqua Aristote1, que le vice est volontaire dans la même mesure que la vertu. Il s'embarrassa d'ailleurs dans cette question du libre arbitre, l'une de celles, dit Macaulay, qui ont coûté aux philosophes des travaux pareils à ceux des damnés dans le Tartare grec. Nous sommes libres, jugeaient au fond Aristote et les tragiques, mais sous la double condition de notre nature et des circonstances qui mettent nos passions en jeu.

Shakspeare, dont l'observation fouillait les coins les plus familiers, a été pour cela un curieux analyste de la volonté. Il connaît le terrain où plonge la racine de la plante. Ses personnages portent la marque des différences individuelles, et il relève ces différences jusque dans les détails ridicules. « Il y a des gens, dit-il, qui n'aiment pas à entendre crier un cochon, d'autres à qui la vue d'un chat donne des accès de folie, et d'autres qui, lorsque la cornemuse leur chante sous le nez, ne peuvent retenir leur urine; car notre sensibilité, souveraine de nos passions, leur dicte ce qu'elles doivent aimer ou détester 3. » Il nous redonne, sous une forme

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Morale à Nicomaque, liv. III, ch. vi.

Critical and historical Essays, vol. II, p. 121. Tauchnitz, édit.

Le Marchand de Venise, acte IV, sc. 1, trad. E. Montégut.

imagée, toutes les sentences de Sophocle et d'Euripide. « Le cerveau, dit la Portia du Marchand de Venise, peut promulguer à son aise des lois contre la chair, mais un chaud tempérament saute par-dessus un froid décret, tant la folle jeunesse est une biche agile à franchir les filets de ce cul-de-jatte, le bon conseil. -Acte I, sc. II. Cressida fait à Troïlus cet aveu, qui est le secret de beaucoup de femmes : « J'ai une sorte de tendre moi, qui réside avec vous, mais j'ai aussi un méchant moi, qui voudrait s'abandonner pour être la folle d'un autre 1. Troilus a été conduit par ses yeux et ses oreilles, « pilotes habituels entre les dangereux rivages qui séparent la passion du jugement. — Acte II, sc. II. » Shakspeare, sur ce canevas homérique, a brodé des pensées piquantes. Il regarde les héros du siège de Troie avec les verres de Thersite. Ulysse propose un moyen de dompter Ajax et Achille l'un par l'autre ; Nestor l'approuve, étant d'avis que l'orgueil seul est l'os par lequel on peut exciter des matins de cette espèce ». « Celui qui est orgueilleux se dévore lui-même, remarque Agamemnon; l'orgueil est son propre miroir, sa propre trompette, sa propre chronique... » Ulysse parle avec mépris d'Achille « qui arrose son arrogance avec sa propre graisse. Acte I, sc. III. »

A mesure qu'il s'élève à une classe d'hommes plus haute, le poète accorde une part plus importante aux motifs de la raison dans la détermination. « Il est des occasions, dit Cassius à Brutus 2, où les hommes sont maîtres de leurs destinées : si nous sommes des subalternes, la faute, cher Brutus, n'en est pas à nos étoiles,

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Troilus et Cressida, acte III, sc. 11, trad. E. Montégut.

Jules César, acte I, sc. 11, trad. E. Montégut.

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