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jetait trop d'ombre sur moi, que c'est pour ce motif que je l'ai chassé de mon soleil. Et si on avait raison? Estce donc si nécessaire? Oui, oui... C'est ridicule, comme mes pensées se surveillent les unes les autres ! Il doit disparaître !... Arrière la faction qui a dépouillé de ses habits la défunte aristocratie, et en a hérité la lèpre!... La vertu, le talon de mes souliers! Dans mes principes! Comme cela me revient toujours! Pourquoi ne puis-je me délivrer de cette pensée ? Elle me fait sans cesse signe là, là, avec un doigt sanglant!... Je ne sais pas ce qui en moi se joue du reste... Ne sommes-nous pas des somnambules, notre activité ne ressemble-t-elle pas à celle du rêve ?...

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(Saint-Just entre.)

Hé, qui est là dans l'obscurité ? Hé, de la lumière, de la lumière ! »

Saint-Just déclare qu'il attaquera à la Convention Danton et ses amis. Robespierre n'a plus que des mots saccadés: Beaucoup de façons !... Alors, vite! Demain Pas de longue agonie! Depuis quelques jours je suis sensible. » Et, de nouveau seul, il se compare au Messie Il avait la volupté de la douleur, et moi j'ai la torture du bourreau. »

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Il semble impossible, à qui n'a pas vu de près la besogne révolutionnaire qu'un homme médiocre ait. réussi à devenir le maître d'un peuple, et que Robespierre n'ait pas eu quelque génie. Mais que ne peut faire la poussée des violents, dans une nation désorganisée par la violence! Quel faible effort personnel y peut suffire pour être un dieu! Robespierre fut une intelligence ordinaire, appliquée à un objet qu'elle est impuis sante à embrasser tout entier; les ressorts de la vie étaient tendus en lui vers une chimère de son propre cerveau, et sa quantité personnelle d'émotion n'a fait. que fournir à la meule de sa logique. Chez cet homme.

c'est l'Idée qui hait et qui est impitoyable, ainsi qu'un autre poète allemand, Robert Hamerling 1, le lui fait dire.

Le Robespierre de Hamerling vient rafraîchir ses pensées à l'ermitage de Rousseau, dans la forêt de Montmorency; il se fait doux avec la nature, et ramasse un oisillon tombé du nid dans le moment même où la tête puissante de Danton roule dans le panier du bourreau. C'est qu'il est vertueux, vraiment, et peut-être sensible. Mais, chez ce déclassé, les émotions ne sont plus en équilibre. Ni sa sensibilité ne le retient de verser le sang, ni sa moralité ne l'avertit que sa politique est monstrueuse. La fonction raisonnante a affaibli, et presque absorbé, les autres fonetions de la nature; mise au service de la vanité, de la jalousie, elle a amené la perversion dans la conduite. En l'absence d'autres signes bien accusés, Robespierre et ceux qui lui ressemblent portent au moins ce caractère frappant d'un état mental défectueux, qui est le méfait continu de leur logique 2. La figure du barbare a servi, à Hamerling comme à Büchner, d'un repoussoir vigoureux à celle du « cuistre ». La nature saine de Danton fait mieux paraître l'homme artificiel dans Robespierre. Celui-ci n'a pas touché à la folie, je l'accorde volontiers. Mais les poètes qui ont voulu le faire revivre l'en ont assez approché, pour que j'eusse licence de le ranger dans cette série des héros pathologiques.

«

Il est des personnages de comédie que j'y aurais aussi pu faire entrer l'Etourdi de Molière, les Plaideurs de

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Hamburg, Richter,

Danton und Robespierre. Tragödie in fünf Aufzügen. 1877. 4e édit. La tragédie de Hamerling est en prose et en vers. Elle est moins géniale que le drame de Büchner, mais plus patiemment construite. La manic raisonnante n'est-elle pas quelquefois bien visible dans Proudhon?

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Racine, le Distrait et le Joueur de Regnard, etc. Leurs défauts, si marqués qu'ils ne les connaissent par euxmêmes, dénotent, à un certain degré, l'indépendance des centres inférieurs vis-à-vis les centres supérieurs de contrôle et d'inhibition, comme on dit dans l'école. Ces défauts ne sont que des travers; mais les travers occupent le champ entre la santé et la maladie, un vaste champ, où les originaux » de La Bruyère font bonne figure. On est déséquilibré », plus ou moins, sans être fou; on peut approcher de la folie, sans y verser jamais, et ce serait un abus de langage que d'étendre le signe et d'accorder le bénéfice de la maladie à tous les passionnés, à tous les excentriques. A plus forte raison, les extrêmes du génie et de la folie ne se touchent pas, il s'en faut bien, quoique des aptitudes remarquables se montrent souvent dans plusieurs sujets d'une famille, au début de sa dégénérescence.

Je termine là ce rapide examen. La quantité des exemples n'ajouterait guère à l'instruction qu'on en peut tirer, soit sur l'emploi de la folie dans le drame, soit sur les variations ordinaires de la volonté.

CHAPITRE X

L'ÉVOLUTION ET LA RACE

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Questions d'éthologie. Les émotions conservatrices et les émotions sympathiques (les poèmes homériques; les chants norses; la Saga de Frithiof, de Tegnér; la Nibelunge de Jordan; la Chanson de Roland).· Le sentiment religieux; ses degrés. La poésie grecque. L'épopée hindoue. La comédie de Dante. - Les passages de l'épopée à la tragédie. Les déchéances (la légende d'Achille et de Polyxène). - L'autonomie morale dans le monde moderne. L'homme complet de Shakspeare. L'homme raisonnable de Voltaire. L'amour et le devoir dans Schiller. La liberté de l'amour dans George Sand et les romantiques. Retour à la règle sociale, dans la littérature. Répétitions et dissemblances.

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Les chapitres précédents contiennent déjà des indications nombreuses sur quelques états historiques de la moralité. Il resterait à poser la question d'une éthologie des peuples, à laquelle je ne prétends pas d'ailleurs beaucoup contribuer. Le drame n'est pas le témoin unique, ni même le plus important, du fait moral, et ce fait, tel que je l'ai présenté, ne traduit pas non plus tout le caractère ». L'évolution morale se montre constante et assez régulière à travers les variétés des groupes humains. Quant au caractère, on peut voir, si l'on y regarde bien, que nos diverses émotions s'harmonisent d'une manière différente pour composer la moralité, suivant le moment historique, ou peut-être aussi selon la race. C'est la question même d'une éthologie, prise dans les limites du sujet de ce livre.

Les émotions conservatrices ont une extrême importance dans les sociétés primitives. Les qualités de conservation, et d'abord la valeur, sont aussi les plus estimées dans les chants antiques des grandes races. Elles y représentent la loi et le devoir.

Les héros des poèmes homériques vivent bonnement. la vie, la pleine vie au soleil, sous la main des dieux. qui se font visibles quelquefois, et sous la menace de la destinée, qui apparaît plus grande que les dieux et demeure à jamais impénétrable. L'idée de nation existe à peine. On a le sentiment d'appartenir à une souche commune, et l'occasion pourra décider les chefs à agir en commun. Les nations sont encore des domaines ; les rois, des propriétaires. Les devoirs restent peu étendus, comme le milieu où ils s'exercent. La figure d'Agamemnon, à la vérité, se détache en assez haut relief: il a la majesté, et il porte le commandement; mais l'action pratique du chef est assez faible, et les devoirs. généraux sont faibles aussi. En définitive, la qualité la plus estimée, c'est la force, la valeur, et c'est, au même degré, la ruse, la finesse de l'esprit, qualités non moins conservatrices.

Achille semble figurer le luxe de la vie guerrière, dans l'Iliade; Ulysse y est le plus précieux agent, peutêtre le vrai héros. Il a déjà la marque distinctive de la race, et cet « Odusseus » fin et rusé est l'ancêtre spirituel de beaucoup d'autres Grecs, qui furent des sophistes ou des poètes. La déesse même de la Sagesse, cette Athénè qui vient souvent au premier plan du divin monde homérique, est indulgente aux mensonges de son héros préféré; elle lui sourit, quand il essaye de la tromper elle-même, et la morale qu'elle professe n'est pas trop rigide. Elle ne condamne pas les trames qui sont bien

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