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CONCLUSION

Rechercher dans les œuvres littéraires, et principalement dans les œuvres dramatiques, l'évolution de la morale au cours des siècles: tel était l'objet de ce travail. Devant nous s'ouvrait le plus vaste champ. Notre sujet nous amenait à décrire, selon l'esprit et la méthode de la psychologie, ces transformations lentes de l'homme et des sociétés qui constituent le progrès moral, à montrer les voies, les moyens, les circonstances de ce progrès, à discuter les doctrines morales elles-mêmes. Nous entrions ainsi dans la psychologie historique et dans la critique littéraire.

Il n'était pas possible de s'y engager sans avoir reconnu d'abord les sources de l'activité morale et analysé, si brièvement que ce fût, la nature émotionnelle de l'homme. D'autres l'ont fait déjà, avec la plus haute compétence, et en se plaçant à des points de vue divers. Ils nous laissaient cependant quelque chose à dire. L'analyse des émotions fondamentales impliquait du moins, dans notre travail, le fait du progrès moral: il nous a paru consister dans l'éducation des passions, et quelques

exemples nous en ont donné une première vue d'ensemble.

C'est cet ensemble qu'il fallait reprendre maintenant par le détail. Nous avons vu naître les devoirs positifs, l'idée de l'obligation, les conflits moraux et le remords; nous avons étudié le mécanisme de la volonté, la responsabilité, la sanction, considérée dans la vie présente et dans la vie future. Une question d'esthétique, celle de la moralité dans l'art, touchait enfin de très près à notre sujet, et c'était pour nous une bonne fortune d'avoir à la traiter assez amplement.

Je ne voudrais pas donner ici un résumé de l'ouvrage qu'on vient de lire. Beaucoup d'aperçus, peut-être les plus intéressants, n'y sauraient entrer. Il me suffira de rappeler quelques faits, d'appuyer sur certaines consi

dérations.

J'ai commencé par relever, dans l'épopée et le drame primitif, l'expression des grandes fins sociales: ce qui était, on l'a remarqué sans doute, envisager les sentiments dans leur objet, l'action humaine dans ses résultats, et, si je peux dire, le devoir par son côté extérieur. Sainteté de la sépulture, durée de la famille, triomphe de la cité, sont les fins positives sur lesquelles la passion se règle encore dans la tragédie antique. Les fables des poètes nous ont montré en même temps cette influence durable de l'intelligence sur la sensibilité, ces associations d'idées et de sentiments, ces longues habitudes, qui ont incliné la volonté des hommes, enchaîné la violence de leurs penchants, et produit en eux de nouveaux motifs d'actions; nous avons vu comment leurs émotions se développaient et s'harmonisaient entre elles, à mesure qu'elles créaient les organismes sociaux, comment le milieu réagissait enfin sur les individus :

l'obligation, nous a-t-il semblé, n'est que l'aspect intérieur du devoir, et le déterminisme psychologique ne s'explique bien que dans ses relations avec le déterminisme social.

Cette correspondance, toutefois, ne s'établit pas d'emblée; elle n'est pas un fait si simple dans la vérité des choses. L'idéal social, variable et toujours modifié, n'offre jamais une conciliation assez parfaite de tous nos désirs, pour qu'ils le réalisent naturellement. Le milieu change sans cesse ; la position respective des individus n'est pas la même dans la grande mêlée des intérêts; les différences de caste, de métier et de croyance, font que les hommes qui vivent ensemble ne sont pas absolument des contemporains. Que de déviations dans la morale! Que de révoltes dans le cœur humain, de doutes dans les consciences! Les conflits moraux répondent à ces doutes, à ces révoltes : ils ont donc appelé notre attention. Nous avons pu, en les étudiant, saisir sur le vif la création morale. Le drame a évoqué devant nos yeux, en de nobles figures, les crises tragiques de l'histoire. Le problème de l'existence nous est apparu, difficile et douloureux : le droit contre la loi, dans nos sociétés mêmes; la force contre le droit, dans l'ordre général de la nature. Les poètes nous ont laissés aux misères de la lutte pour la vie, en présence de cette énigme du monde toujours ouverte à nos spéculations.

Les critiques n'avaient pas donné assez d'importance à la question du conflit moral. Ils n'ont pas tout dit, non plus, sur le remords. Le doute n'est tragique, la faute n'est suivie d'angoisse, que par la rupture de cet état d'équilibre entre nos diverses émotions qui constitue la santé morale. Le drame, le roman, nous ont ARRÉAT. La Morale.

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fourni de nombreux exemples, d'après lesquels il a été facile de reconnaître les éléments essentiels du remords et d'en décrire les formes successives: analyse ordinairement trop négligée.

Nous avons trouvé aussi dans le remords un moyen de la justice poétique. La science du beau confine par là à la science des mœurs, et l'occasion se présentait de définir plus exactement les rapports de la morale avec la littérature. La théorie du beau que nous avons adoptée, dans laquelle l'art utile est ramené à l'art pur, à l'art désintéressé, ne s'accorde guère, en apparence, avec l'usage que nous avons fait des œuvres littéraires. Mais le moraliste seul fait de ces œuvres le document qu'elles ne sont pas dans la pensée du poète, et leur témoignage ne tire pas sa valeur de ce que les poètes auraient voulu expressément moraliser.

Ce que le drame nous montre toujours, c'est l'événement moral. Il nous révèle le mécanisme des actes volontaires, sans nous instruire sur la question métaphysique de la liberté. J'ai été curieux de rechercher quelle doctrine de la volonté se décèle chez les grands poètes, quelle influence l'école a exercée sur leur génie. Il semblerait que la différence des littératures, sous ce rapport, viendrait de ce qu'on a vu plutôt, soit l'action. de l'individu sur le milieu, soit la réaction du milieu sur l'individu, en d'autres termes la nécessité, ou psychologique, ou sociale.

A cette partie de notre étude se rattachait celle des troubles morbides de la volonté. J'ai fait un choix des héros littéraires qui sont aussi des sujets pathologiques : fous de l'égoïsme, fous de l'amour, fous moraux et fous logiques. J'ai critiqué l'emploi de la folie au théâtre et dans le roman; j'ai essayé de marquer dans quelles

conditions elle pourrait convenablement y paraître. Cette discussion, appuyée sur les faits cliniques, aura prouvé combien l'homme sain diffère du malade, et aussi par quelles nuances insensibles on passe pourtant de l'un à l'autre. J'espère qu'on ne me reprochera point de m'être attardé dans ce champ encore presque inexploré de la critique littéraire.

Arrivés à ce point de notre recherche, il nous a paru utile de mettre en plus vive lumière quelques-unes des idées éparses dans l'ouvrage, et entre autres de mieux. indiquer le rôle graduellement plus considérable des émotions supérieures dans la vie des grandes races. Les sociétés, à notre avis, si instables que les fasse la révolte continuelle des passions contre la loi, tendraient cependant à s'organiser d'une certaine façon, à produire des arrangements durables. Le progrès moral consisterait moins dans le changement de l'homme lui-même que dans le perfectionnement du milieu social, du déterminisme supérieur qu'il a créé ; il serait dans la réforme des appareils de la civilisation et dans la richesse des habitudes acquises, plutôt que dans l'augmentation du pouvoir des individus et dans leur plus haute vertu, morale ou intellectuelle.

Il restait enfin à parler de la sanction en général, et de la justice poétique, dans le sens où, selon l'expression de quelques philosophes, le drame jugerait la vie. L'efficacité pratique de toute croyance concernant la vie future nous a paru moindre dans le drame, et peut-être dans la vie réelle, que son efficacité logique ne l'est dans nos théories. Nous voyons, en effet, réclamer dans nos théories la continuité de la conscience individuelle pour l'achèvement du monde moral, ou chercher, du moins, la perfection logique de la morale, soit dans l'immorta

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