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CHAPITRE III

L'OBLIGATION

L'obligation religieuse.

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MORALE

La conscience, pouvoir actif et original (Antigone de Sophocle).- Passage d'un état de conscience à un autre, et d'une morale théologique à une morale métaphysique. Dédoublement de la morale dans le stoïcisme (les Nuées d'Aristophane, et Sénèque le Tragique. Oreste et Hamlet analyse du drame de Shakspeare). Les jugements antérieurs, les émotions (Emilie de Cinna, Cornélie de Pompée). — Schiller corrige Kant (Posa de don Carlos).—Caractère positif du commandement moral (le Tell de Schiller). L'homme fin de Kant et l'homme naturel de Rousseau. Les sentiments organisés dans le droit.

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Les poèmes homériques nous montrent Thémis assise à côté de Zeus. Elle dicte aux juges leurs sentences. Les ordres établis par la coutume ont pénétré dans la conscience de l'individu ; mais il les transporte à un pouvoir supérieur qui est censé les avoir établis et qui est chargé de les garder. L'homme primitif accepte ce qu'il voit, comme fait l'animal; pas plus que l'enfant, il ne s'émeut guère de l'invisible, de ce qui est et agit sans se montrer 1. Il bâtit plus tard son monde moral sur le modèle du monde extérieur; il ne conçoit une action soutenue ou périodique, qu'en supposant l'existence d'une personnalité dont cette action est l'œuvre.

Les tragiques grecs sont déjà bien loin d'Homère. Ils

Bernard Perez. La psychologie de l'enfant. Les trois premières années. Paris, Alcan, 1888. -- - 4 edit. chap. vi, p. 96

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sont membres d'une cité qui a des lois écrites, et ces lois répondent, dans leur esprit, à l'idée d'une obligation confondant l'autorité de la religion avec celle de la coutume. Mais en même temps la conscience intervient comme pouvoir actif et original. Ainsi, dans l'Antigone de Sophocle: « Connaissais-tu, demande Créon avec colère, la défense que j'avais faite? Je la connaissais, répond la vaillante sœur de Polynice; pouvaisje l'ignorer? elle était publique. -Et cependant tu as osé transgresser cette loi? C'est que Jupiter ne l'a pas publiée; c'est que la justice, qui habite avec les dieux infernaux, n'a point imposé aux hommes de pareilles lois. Et je ne pensais pas que tes décrets eussent assez de force pour faire prévaloir la volonté d'un mortel sur les lois des dieux, qui ne sont pas écrites, mais immuables, car elles ne sont ni d'aujourd'hui, ni d'hier, elles existent de toute éternité, et personne ne sait quand elles ont pris naissance. »

Dans le cas particulier d'Antigone, il ne s'agit que de la sainteté d'un devoir domestique. Toutefois les expressions du poète portent plus loin: ces lois immuables, non écrites, représentent maintenant ce qui est acquis à la conscience. Les obligations dictées par les dieux, l'homme les sent en lui; il s'y appuie pour résister à l'injustice, pour discuter les nouvelles lois et les nouveaux ordres.

On devine ici le passage d'un état intellectuel à un autre, et d'une morale théologique à une morale métaphysique. Les agents surnaturels qui peuplaient le monde s'évanouissent. Dans les Nuées, le bonhomme Strepsiade s'écrie avec surprise, aux leçons de Socrate, - que ce n'est donc pas, comme il l'avait cru jusqu'ici, Jupiter qui fait pleuvoir en pissant dans un crible! Chez

ces incrédules, Aristophane, Euripide, la conscience s'érige en pouvoir indépendant; elle apparaît comme ouvrière du droit, et maîtresse de se régler elle-même.

Le personnage de l'Injuste, dans les Nuées, se définit le raisonnement appliqué à contredire la justice et les lois; il se flatte de renverser en un moment tout ce que dira le Juste: « Et d'abord je soutiens qu'il n'y a pas de justice. Il n'y a pas de justice? - Non; où est-elle ? Chez les dieux. Si la justice existe, comment Jupiter n'a-t-il pas péri, lui qui a enchaîné son père ?... » Aristophane fait un crime à Socrate de ce raisonnement, λóyos, qui est en train de changer la religion et les idées reçues; ce terrible railleur des nouveautés démocratiques a pourtant plus de hardiesse que pas un. Mais le génie grec est peureux d'appliquer sa métaphysique; la loi de l'Etat reste chose sainte, et, si on la corrige, c'est à la faveur de subtiles fictions légales. Il faut venir aux temps troublés qui suivirent la mort d'Alexandre, pour voir s'accuser, dans l'épicurisme et le stoïcisme, cette querelle féconde du droit et de la loi, qui a retenti jusqu'à nous.

L'homme se retranche alors dans sa conscience. Il n'estime guère plus les lois que pour la sécurité et les loisirs qu'elles procurent au sage. Sénèque le Tragique. ne se lasse pas de maudire l'âge de fer où la violence remplace la règle 2. La peur fait taire les juges 3. Cette plainte revient toujours dans ses vers.

Le stoïcisme théorique dédoublait, en quelque façon, la morale. Il distinguait entre la vertu, qui est l'objet de la conscience, et les fins sociales, qui sont le motif

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de la loi; par suite il n'attribuait pas la même source à l'obligation qui vient de la conscience et à celle qui découle de la loi. Il cherchait, avant Kant, à dégager un impératif catégorique». Le bien, dans cette grande. doctrine, est ce qui nous sollicite à agir, ce qui est conforme à notre nature. Cette conformité, il est vrai, ne peut jamais être établie que par un jugement dont la vie fournit les termes; la seule expérience, les stoïciens l'accordent à l'occasion, nous a appris à connaître ce qui est bon, ce qui est honnête: on n'a rencontré nulle part, dit Sénèque, l'image de la vertu, virtutis speciem 1. On ne démêle pas toujours si la conscience, pour eux, est plutôt intuitive, ou s'ils n'ont pas senti, avant Spinoza, que nous ne voulons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais que les choses sont bonnes justement parce que nous les désirons. Le bien, dans leur langue, c'est l'effort de la volonté vers la vertu, c'est une harmonie personnelle. Summum bonum, vita sibi con

cors.

Corneille a pris une attitude semblable. Ses héros ont la tension stoïque ». Il n'a pas compris la Rome primitive, mais celle de Cornélie et de Caton. Il se propose de peindre l'homme invaincu de Sénèque, le citoyen de l'humanité, supérieur à la mauvaise fortune 2, dont les traits glissent sur lui sans le blesser 3; il lui donne l'enflure espagnole de Lucain et la rhétorique de Balzac.

Mais il ne faut pas demander à ces héros du grand Corneille comment s'est faite leur âme rigide et forte.

Voy. Ravaisson. Mémoire sur le stoïcisme, in Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, tom. XXI. Cf. quelques belles pages de E. Havet, dans l'Hellenisme.

« Esse aliquem invictum, esse aliquem in quem nihil fortuna possit, e republicâ humani generis cst. » De injur.

« Velut levia tela laxo sinu eludit. »> Epist. LIII (coll. Nisard).

Nulle trace chez eux des longs débats qui ont formé la conscience humaine. Etudions, pour la retrouver, l'Hamlet de Shakspeare, de ce tragique puissant dont le génie confine à deux états intellectuels, à deux mondes. C'est une bonne fortune de rencontrer dans son œuvre un tel personnage, qu'on puisse comparer en même temps à celui de la chronique d'où il l'a reçu, et à l'Oreste de la légende grecque.

Le Fengon de la Chronique occit Horwendille, sous prétexte de protéger contre ses brutalités sa femme Géruthe, ce qui donna à penser à plusieurs, dit le récit de Belleforest, qu'elle pouvait avoir causé ce meurtre pour jouir librement de son adultère. Dans Hamlet, la reine est complice de Claudius, elle est presque une Clytemnestre; de plus, le poète a écarté l'indication du récit qui dénonce le meurtre du feu roi comme un <«< crime public», pour ne voir que le drame domestique. Ainsi qu'Oreste, Hamlet est prince, et il a son héritage à revendiquer; il est fils, et il a son père à venger 2; mais il n'obéit pas à la même loi morale, et c'est la dissemblance des deux situations, quant à la nature du devoir, qui m'intéresse.

Le caractère qui a frappé Taine dans les héros de Shakspeare, c'est leur imagination 3. Son Hamlet, dit-il, a une imagination passionnée ; il est une âme d'artiste, pareille à celle du poète lui-même, faite pour rêver et non pour agir; un mauvais hasard l'a fait prince, un hasard pire le fait vengeur d'un crime, et il se trouve

Belleforest (1530-1583) dont Shakspeare lisait les Histoires tragiques, avait, tiré son récit d'Amleth de la chronique danoise de Saxo grammaticus (fin du XIe siècle).

Giovanni Alfredo Cesareo. Hamlet e i suoi Critici, in Rivista Europea vol. IV, fascic. VI, 16 déc. 1877.

Histoire de la littérature anglaise, liv. II, ch. iv, § 8.

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