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LA MORALE DANS LE DRAME

L'ÉPOPÉE ET LE ROMAN

REESE LIBRARY

S THE

UNIVERSITY
CALIFORNIA.

CHAPITRE PREMIER

LES SOURCES DE NOTRE ACTIVITÉ MORALE

Émotions conservatrices. Emotions sympathiques : l'amour et les sentiments tendres; l'amour fraternel (conte égyptien des Deux frères); l'amitié (Nisus et Euryale); la pitié; la sympathie. Nature mixte de la sympathie (la prière de Priam; le fabliau de la Houce partie). Extension de la sympathie humaine avec la croissance des sociétés (la Chanson de Roland comparée à l'Iliade).- Émotions intellectuelles; idée de justice La composition pécuniaire (la Saga de Nial); le talion, forme primitive de la pénalité. État idéal et états sociaux.

Au premier regard jeté sur l'ensemble des œuvres littéraires, le progrès moral apparaît avec évidence. Les poètes, d'un siècle à l'autre, n'ont plus le même langage, ou ils ne choisissent plus les mêmes fables. Eschyle, Sophocle, Euripide, ont fait parler la langue d'un temps cultivé aux personnages fournis par la légende d'un âge barbare. Ils leur ont prêté des sentiments qui ne s'accordent guère avec les actes que la tradition leur attribuait. Ce contraste du fond et de la forme se retrouve jusque dans nos drames les plus récents qui sont tirés de l'histoire, et il nous révèle le progrès accompli, du jour de l'événement, mythique ou réel, à celui de la création poétique. La sensibilité d'Euripide, au point de vue de la vérité brute, ne serait

pas moins déplacée dans le rôle d'Hippolyte ou de Ménélas, que la tendresse de Racine dans le rôle d'Oreste ou de Pyrrhus; le poète de Ruy-Blas n'a pas moins défiguré l'Espagne de Charles II, que Racine n'avait travesti la Grèce de Thésée.

Ce n'est pas assez pourtant de constater le progrès moral. Il faut en reconnaître les formes, les moyens, les circonstances. D'une manière générale, on peut le dire, ce progrès a consisté dans l'éducation des passions. Celle-ci s'est faite par une action, lente et continue, de l'être intelligent que nous sommes par le cerveau, sur l'animal que nous sommes aussi par les viscères. Elle a modifié la valeur relative de nos émotions fondamentales, sans en changer la nature; elle en a nuancé les gestes, les cris, l'expression en un mot. C'est pourquoi certaines figures, marquées le plus fortement, ont pu reparaître sur la scène, sans que le poète eût besoin d'effacer leur vieux nom pour nous y intéresser. Phèdre, Médée elle-même, ne sont-elles pas de tous les temps? Roland a les passions d'Achille, et il en aurait le caractère, si des sentiments nouveaux ne déterminaient sa volonté.

Je me propose de montrer les grandes époques et les crises singulières de cette éducation, selon les races et les milieux. Je voudrais seulement, avant d'entrer dans le détail de mon sujet, remonter aux sources de l'activité morale, aux émotions qui ont fait l'homme agissant et social, et rappeler, le plus brièvement possible, quelques faits connus.

Il semble que deux instincts prédominent dans le monde tumultueux et violent où s'agite l'homme des temps barbares. Il n'a souci que de se nourrir et de

reproduire son espèce. Mais son égoïsme s'est élargi jusqu'à produire certains sentiments d'intérêt commun, ou même de commune sympathie; son instinct brutal de la conservation s'est adouci sous l'influence croissante des sentiments qui dérivent de l'amour.

L'amour lui-même s'est affiné au courant des siècles. L'Adam et l'Eve d'avant l'histoire n'ont pas été ce beau couple de l'Eden, que le poète regarde dormir sous << un dôme fleuri qui faisait pleuvoir des roses 1». La famille ne s'est pas constituée au premier jour, et la filiation, on le sait, est restée longtemps au hasard.

Déjà, écrit Saint-Marc-Girardin 2, dans les antiques légendes de l'amour conjugal, cet amour arrive à être un devoir, sans cesser d'être une passion capable de dévouement. Quelles meilleures épouses que Pénélope ou Alceste? Les Grecs du vio siècle n'étaient pas cependant si loin des âges où la filiation demeurait incertaine, pour en avoir perdu tout souvenir. Hérodote mentionne que chez les Lyciens elle s'établissait encore par la mère; d'après Polybe, les Locriens auraient également, à l'origine de leur colonie, suivi le principe de la parenté utérine. Des peuples asiatiques très voisins gardaient des coutumes religieuses rappelant même la promiscuité primitive. Le caractère remarquable de la civilisation hellénique, depuis ses origines légendaires, écrit Giraud-Teulon 3, est celui d'une réaction morale contre les cultes et les principes sociaux de l'Asie. La guerre de Troie est une expédition entreprise sous le prétexte officiel de venger l'affront fait au lit

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Milton. Paradis perdu, liv. VI.

Cours de littérature dramatique, tome IV.

Les Origines de la famille. Genève, Cherbuliez; Paris, Sandoz, 1874, chap. 1, § 4. (Note.)

conjugal.» Eschyle, dans les Eumenides, fait soutenir par Apollon et Minerve le principe de la descendance paternelle, « la cause du père». Euripide sent toute l'importance d'assurer la légitimité des enfants, et il ne se lasse pas de répéter qu'il n'est pas bon qu'un homme ait plusieurs femmes.

La fidélité conjugale n'était sans doute pas moins recommandée dans la littérature plus ancienne de l'Egypte, et le conte populaire des Deux frères en flétrit la violation. L'impudicité est dans ce conte à la charge de l'épouse, comme dans l'histoire de Joseph. Quelque mille ans avant Proudhon, le narrateur laisse à la femme l'initiative de la débauche, et réserve à l'homme le sens juridique.

Deux frères, done, Anepû et Bataû, habitaient aux champs. L'aîné avait une maison et une femme; le cadet demeurait chez son frère et y faisait service. Un jour qu'ils étaient tous deux à labourer, fort contents de leur ouvrage, l'aîné dépêcha son cadet au village, pour en rapporter des semences. Le cadet trouva la femme de son frère assise à se peigner. Il lui dit : « Debout! Et donne-moi des semences, que je retourne aux champs. Elle lui dit : « Va, ouvre le grenier, prends toi-même ce qui te plaira, de peur que ma coiffure ne se défasse en chemin. » Le jeune homme prit une grande jarre, la chargea de blé et d'orge, et sortit sous le faix. La jeune femme lui dit : « Combien de choses as-tu sur l'épaule? » Il lui dit : « Trois mesures d'orge, deux de blé, en tout cinq mesures, voilà ce que j'ai sur mon épaule. >> « Quelle est donc la force qui est

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Rédigé par le scribe Enna, il y a trois mille ans, pour amuser l'enfance de Séti II. Voy. Jules Soury. Etudes historiques sur les religions, les arts, la civilisation de l'Asie antérieure et de la Grèce. Paris, Reinwald, 1877.

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en toi? fit-elle. Or j'ai vu ta vigueur chaque jour. » Elle se leva, le saisit et lui dit : « Viens, reposons ensemble une heure durant. Pare-toi, je vais te donner de beaux vêtements. » Le jeune homme entra en furie comme une panthère du Midi, et elle fut remplie de crainte. «Mais tu es pour moi comme une mère ! Mais ton mari est pour moi comme un père! Il est mon aîné, c'est lui qui me fait exister. Oh! la chose abominable que tu m'as dite, ne me la répète plus! Moi, de mon côté, je ne la répéterai à personne et je ne la ferai pas courir dans la bouche des gens. » Il reprit sa jarre, et s'en fut aux champs.

La femme accuse le frère innocent, qui se mutile dans l'excès de sa douleur. La suite de l'histoire se perd dans le merveilleux du mythe osirien.

L'amitié fraternelle éclate surtout dans ce conte. L'amitié entre adolescents a été parée aussi des plus belles fleurs de la poésie. L'épisode gracieux de Nisus et d'Euryale, qui nous en offre, dans la littérature romaine, un modèle si touchant 1, aurait pu se rencontrer dans celle des nations slaves. Les pobratim de la Serbie ou du Montenegro jurent de combattre l'un à côté de l'autre dans les guerres pour leur douce patrie, et de venger celui qui tombera le premier. Ces unions. se forment d'ordinaire entre jeunes gens du même sexe; mais elles se forment quelquefois entre un jeune homme et une jeune fille, et l'homme doit protection à sa sœur d'adoption, sans que jamais un autre sentiment puisse se mêler à ce dévouement fraternel.

Sans doute ce sentiment plus puissant, quoiqu'il se

1 His amor unus erat,

dit Virgile. Enéide, IX, 182.

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