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mais sans élever une contradiction absolue du droit contre la loi. La conscience n'est pas si divine, ni si instable 1.

Les Grecs étaient plutôt hostiles aux entreprises du jugement individuel contre l'autorité sacrée de la loi. Au contraire, la metaphysique spiritualiste a accordé volontiers la préférence au jugement individuel (J.-J. Rousseau, George Sand, Hugo). -A Athènes, vu le petit nombre des lois, le juge pourtant décidait à l'ordinaire par l'équité. Aristote conseille de ne pas s'en tenir rigoureuse ment aux lois écrites, car elles peuvent sembler le droit et ne pas l'être. Il veut que l'orateur fasse valoir « que le juge, comme celui qui vérifie le titre de l'argent, doit distinguer ce qui est droit et vrai de ce qui n'en a que l'apparence. liv. 1, ch. xv. »

-Rhet.

CHAPITRE V

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LA SANCTION ET LE REMORDS

Condition organique. — Premier élément du remords: déception, regret d'un faux calcul (un voleur du Miracle de Saint Nicolas; Clytemnestre, Ganelon, Iago, Narcisse, Cléopâtre de Rodogune). Deuxième élément du remords: trouble organique, désordre mental (Oreste, Macbeth, Richard III, Doña Lambra dans Mudarra le Bâtard de Lope de Vega, Boris Godounof de Pouchkine; une scène de Faust). Elément supérieur et essentiel du remords: sentiment pénible d'un désaccord avec soi-même. Aucun exemple de suicide par le remords abstrait (Phèdre d'Euripide, de Sénèque, de Garnier, de Racine; le Judas du grand Mystère breton). Remords, aggravé (Othello et Orosmane); remords atténué (la Princesse de Clèves). Efficacité de la peine à purger notre remords (l'Heautontimorumenos de Térence; l'Akim de Tourguéneff). Degrés de la conscience et du remords; l'histoire de Caïn (le Caïn de la Genèse, celui du Drame Anglo-normand du x siècle, celui de Byron).

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A mesure que les sociétés progressent, la personne devient plus indépendante. A la vérité, les lois qui régissent nos sociétés modernes sont extrêmement nombreuses; mais il ne faudrait pas conclure de là à une moins grande liberté des individus. C'est au contraire que les relations de la vie sont devenues plus libres et infiniment diverses. Dans le théâtre antique, il est question à chaque instant d'oracles et de sentences divines, de prescriptions minutieuses, de contraintes légales qui tiennent l'homme en des limites étroites et

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sévèrement tracées. Dans le théâtre moderne, les personnages se meuvent à leur guise; la loi est située, en quelque sorte, plus loin d'eux; ils ne sont justiciables que de l'opinion du monde, et surtout d'eux-mêmes.

Entrons donc dans les consciences, et regardons maintenant l'évolution morale sous cet aspect singulier du drame intérieur, qui en est la condition, on pourrait dire fatale et organique.

Une première forme du remords (je passe aussitôt à l'analyse du phénomène) est la déception de l'individu, lorsque, ayant préparé son forfait, et châtié à la fin par l'événement, il s'aperçoit qu'il a fait un mauvais raisonnement, un faux calcul. Les dégénérés de nos asiles qui sont atteints de la manie du vol en restent là; ils n'éprouvent pas le regret d'avoir fait tort à autrui, ils ne montrent que l'ennui de s'être fait arrêter; le vol n'est pas leur souci, mais le gendarme. Cette déception. n'est donc pas encore, sans doute, le remords moral; elle est un des éléments qui y vont entrer.

Je trouve, dans le Miracle de Saint Nicolas1, un voleur très sage, qui préfère restituer qu'être pendu :

Est meliùs hæc nobis reddere,
Quam sic vitam pendendo perdere.

C'est l'aspect comique d'un état de conscience représenté tragiquement par les Clytemnestre et les lago.

La Clytemnestre d'Eschyle, voyant Egysthe frappé à mort, dit brièvement: « Nous avons tué par la ruse, nous périssons par la ruse. » Son Ombre n'est occupée que de poursuivre son fils; elle éveille les chiennes qui se sont endormies et ronflent affreusement sur le

De Coussemaker, Drames liturgiques du moyen âge. Rennes, 1860.

théâtre. Ganelon n'a pas regret du trépas des douze pairs, et il ne songe qu'à se garantir 1. Iago a sottement négligé un point et manqué son but. Blessé par le More, il se plaît encore à le railler : ainsi font les sauvages livrés au supplice par leurs vainqueurs.

OTHELLO

Je regarde ses pieds... mais c'est une fable. Si tu es un diable, je ne puis te tuer.

IAGO

Mon sang coule, monsieur, mais je ne suis pas tué.

Le Narcisse de Racine est également incapable de repentir. L'affreuse Cléopâtre de Corneille, dans Rodogune, ne regrette que d'avoir manqué son dernier crime.

Mais les circonstances d'un meurtre, par exemple, ont pu être telles qu'il en résulte un ébranlement de l'organisme, comme chez les Macbeth. C'est alors une seconde forme du remords, originale et saisissante, que Shakspeare a bien observée et décrite 2.

L'odeur du crime monte vite au cerveau de Macbeth. Etre roi, il n'y pensait pas d'abord. Mais les sorcières lui ont prédit trois choses, dont deux s'accomplissent à l'instant. Le roi Duncan l'a fait thane de Cawdor. Thane, - pourquoi pas roi ? Le voilà déjà qui cède à <«< une suggestion dont l'épouvantable image, dit-il, fait que mes cheveux se dressent et que mon cœur immobile

De Bornier a édifié sa tragédie, La Fille de Roland, sur le remords de Ganelon. Son œuvre en a pris un ton moral qui n'est pas juste.

En même temps que les Erynnies sont les gardiennes de la justice domestique, Eschyle a objectivé en elles le remords. «La terreur est un juge vigilant toujours attaché à la conscience », dit l'horrible chœur. L'hallucination d'Oreste dénote l'ébranlement de son cerveau.

se heurte contre mes côtes malgré les lois de la nature 1». Rien n'existe pour lui « que ce qui n'est pas ». Sa femme n'a plus à faire que d'aiguillonner sa vanité ambitieuse. Duncan le visite et vient offrir sa royale personne au couteau. « Qu'aucun retour compatissant de la nature, dit lady Macbeth, n'ébranle ma volonté farouche et ne mette le holà entre elle et l'exécution!» Macbeth voudrait, lui, que tout fût fini icibas, et il se jetterait alors tête baissée dans la vie à venir ». Mais ces actes « ont ici-bas leur punition ». La justice présente la coupe empoisonnée par nous à nos propre lèvres. Ce Duncan a été si bon,

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que ses vertus viendraient, comme des anges, la trompette à la bouche, dénoncer le crime damné qni l'aurait fait disparaître ; la pitié soufflerait l'horrible action dans les yeux de tous. Son ambition prend trop d'élan et ne peut s'asseoir en selle. Le crime ne l'effraye pas tant que la publicité du crime. Que lady Macbeth trouve le moyen de couvrir la chose, et il tendra tous les ressorts de son être vers cet acte terrible.

Et maintenant, il tient le poignard, non pas un poignard imaginaire; il le touche, il lui semble voir dessus des gouttes de sang qui n'y étaient pas tout à l'heure... En avant! que la terre n'entende point ses pas les mots jettent un souffle trop froid sur le feu de l'action.

La première frayeur de Macbeth, après le crime, est que quelqu'un ait passé, ait parlé. Il s'inquiète de n'avoir pu prononcer amen, quand les officiers qu'il égorgeait pour arriver à Duncan ont dit, en se réveillant à demi, Dieu vous bénisse! Il lui semble entendre une voix

Traduction F. V. Hugo.

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