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fond d'associations inconscientes. Notre raison n'est pas plus maîtresse de refuser une vérité de l'ordre moral, qu'une vérité de l'ordre physique. Le devoir s'établit, se consolide, par des expériences et des habitudes, et, dès que nous le « sentons », notre volonté y incline d'elle-même.

Les troubles organiques du remords indiquent visiblement la rupture d'un état d'intégrité, ou d'équilibre, qui est le bien pour l'individu. De ce bien de la personne, la vertu paraît être le moyen. L'habitude de la vertu est la plus favorable à l'harmonie des fonctions personnelles elle entraîne la moindre perte d'énergie. Nos qualités morales, disait Aristote, proviennent de la répétition fréquente des mêmes actes, qui les rend plus faciles. On doit poser en principe, ajoutait-il ', que la vertu est ce qui nous dispose à l'égard des peines et des plaisirs de telle façon que notre conduite soit la meilleure possible; le vice est précisément le contraire. »

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Cette « meilleure conduite » répondrait donc à une connivence spontanée de notre raison avec notre volonté, à un accord de notre sensibilité avec nos jugements: on sait quel rêve Spencer a bâti là-dessus touchant les destinées futures de notre espèce! La vertu serait enfin plus facile que le vice, étant devenue plus naturelle. Cela donnerait à la sanction intérieure son solide fondement, et la conscience resterait ce qu'elle est vraiment, je veux dire la gardienne du progrès moral, à mesure qu'il se réalise dans la vie des sociétés humaines.

Morale à Nicomaque, liv. II, ch. 1. Trad. Barth. Saint-Hilaire.

CHAPITRE VI

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LE DRAME JUSTICIER

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La moralité de la fable, au point de vue historique. L'épopée, la tragédie et la comédie grecque; la position d'Euripide. Le théâtre latin. L'Orient; le théâtre hindou. Le théâtre anglais du XVIe siècle. La comédie espagnole ; celle de Molière. La tragédie de Corneille et de Racine. La position de Voltaire; de Beaumarchais. Diderot et Lessing. De l'inspiration philosophique (le Tell de Schiller). Le mélodrame (Nodier et Pixérécourt). La comédie moderne; l'indulgence et la sévérité au théâtre. La campagne du divorce (Dumas fils et Augier). Le châtiment de la loi, le châtiment physiologique (le roman naturaliste).

Le théâtre juge à la manière de l'opinion, et il tente quelquefois d'agir sur elle. Elle est plutôt un pouvoir conservateur, il est volontiers agent révolutionnaire. Sa règle morale peut varier, et nous avons vu qu'elle varie en effet selon la croyance dominante ou l'individualité même du poète; mais il a toujours sa règle. On ne conçoit pas comment il s'en passerait.

Dans la vie réelle, toutes les actions coupables ne sont pas châtiées, il s'en faut bien, et les mêmes fautes n'entraînent pas les mêmes conséquences. Mais c'est une loi du théâtre, que le drame s'achève et trouve sa sanction dans l'espace de temps qui lui est mesuré. Sa poétique y fût-elle rebelle absolument, le poète se voit obligé de satisfaire à la logique morale ou à la pitié du spectateur. Jadis, dans telle ville de province, l'acteur

qui jouait les traitres des mélodrames de Pixérécourt, de Victor Ducange ou de Bouchardy, devenait l'objet de l'animadversion du parterre; quoique exécuté au dénouement, il survivait à son personnage, il fallait qu'il se retirat secrètement de la salle pour ne pas être maltraité à la sortie, et, si l'on était plusieurs semaines sans casser les vitres de sa chambre, il se désespérait d'avoir été médiocre. Le moyen de ne pas châtier le traître de la pièce devant un pareil public! Le romancier, à cet égard, est plus libre que le dramatiste ; il n'a pas à ménager les colères de la foule. Il s'agit d'ailleurs, pour l'un et pour l'autre, de choisir des circonstances telles que le châtiment soit la conséquence naturelle du crime ou de la faute, et que le dénouement, conforme à notre désir de justice, sorte des prémisses proposées. Cependant une action dramatique où tout finirait systématiquement pour le mieux serait artificielle; une parfaite justice distributive n'est pas dans la vérité. Le vice et le crime ne traversent pas un coin de la vie sans y laisser leur ombre; peut-être même estil dangereux de donner à croire qu'on répare si aisément les dommages irréparables de la faute, et l'auteur optimiste compromet quelquefois la morale sous le prétexte de contenter le vulgaire spectateur. Si la justice faite est une source, une condition même du plaisir dramatique, la « moralité de la fable» n'est pas pour cela la fin de l'art.

Il surgit ici une grosse question de critique littéraire, qui, pour être incidente, n'est pas étrangère à mon sujet. Prenons-la d'abord sur le terrain de l'histoire, autant qu'il nous reste à y glaner 1.

Voy. les excellents articles de Paul Stapfer, La question de l'art pour l'art, in Revue bleue, 27 août, 3,17 et 24 sept. 1857.

ARRÉAT.

La Morale.

G

Les poèmes homériques, on l'a souvent remarqué, ne trahissent aucune intention didactique. On ne découvre jamais, dans les épopées vraiment primitives, l'application d'une doctrine morale dont le poète ait bien claire conscience; elles expriment du moins assez exactement, il est probable, la conception générale d'une race et d'un temps. Les poètes épiques sont l'âme parlante de plusieurs générations d'hommes: elles revivent dans leurs chants à peu près comme elles vécurent. Dante même, qui n'est pas un primitif, expose la doctrine chrétienne de la damnation et du salut, il est justicier selon le dogme vulgaire ; il n'innove que dans le détail, dans la forme du châtiment, et, s'il marque pour ses haines personnelles les coupables qui seront frappés, il ne contredit jamais, dans l'ensemble, à la théorie des délits et des peines telle que l'avait établie la psychologie sacrée.

Il est très remarquable que les œuvres scéniques sorties de l'épopée aient gardé longtemps, au moins chez les Grecs, ce caractère impersonnel des chants épiques. Dans la tragédie d'Eschyle et de Sophocle, l'abstention critique du poète est assez frappante, je dirais presque son indifférence, en ce sens que l'art demeure son premier objet et qu'il ne discute point la fable qu'il met en scène, que l'émotion esthétique domine chez lui l'émotion morale, ou plutôt qu'elles résonnent ensemble en un parfait accord, en vertu du sentiment profond de l'artiste.

J'ai parlé des fins pratiques de la tragédie grecque. Ces fins étaient la matière du devoir, le ressort de l'action; elles n'étaient pas l'objet même de l'œuvre d'art. A l'occasion, les poètes tiraient parti d'un fait légendaire pour servir la cause de leur ville. C'était un élé

ment de l'intérêt, non pas le fond. Ils cherchaient l'effet tragique plutôt que la signification morale de l'événement, et la leçon de leur théâtre réside surtout dans les réflexions que leur inspirent les vicissitudes de la destinée humaine. L'Antigone est peut-être la seule tragédie. antique ou le poète semble avoir préparé la moralité du dénouement en adjoignant à l'action principale une action secondaire, qui est si touchante, je veux dire l'amour d'Hémon. Hémon vient se tuer sur le corps d'Antigone, dans la caverne où son père Créon a fait enfermer la courageuse fille; quand la reine Eurydice apprend la perte funeste de son fils, elle sort en silence pour se donner la mort. Cette suite d'accidents, remarque Patin 2, qui détruisaient la famille de Créon, terminait la tragédie comme une rétribution expiatoire due à son forfait et à l'innocence de sa victime. >>

Le choeur « moralise » à l'ordinaire. Mais sa morale est singulièrement docile aux passions des acteurs principaux. Dans l'Electre de Sophocle, par exemple, écrivait Burnouf 3, « le chœur se mêle perpétuellement au dialogue, tàchant de retenir la main d'Electre, de peur que la punition de Clytemnestre ne devienne un acte criminel de vengeance »; il se sent, à la fois, « toujours gagné par les raisons d'Electre, et attend avec autant d'impatience qu'elle l'accomplissement du double meurtre. Son action, ferai-je observer, n'est donc que régulatrice, tempérante; ses avertissements font plus visibles les passions qui agitent l'âme des personnages; il n'intervient pas pour sermonner, mais pour accuser l'émotion tragique du conflit moral; il prépare enfin

1

Signification morale et dénouement moral ne sont pas d'ailleurs même chose. Etudes sur les tragiques grecs, tome 11.

Histoire de la littérature grecque, tome 1, p. 372.

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