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PRÉFACE

L'homme est un être moral, parce qu'il est un animal social. Cette vérité n'est pas nouvelle. L'existence de la plus infime tribu exige une action commune, par conséquent un ensemble de commandements et de défenses. Les mêmes besoins ont fait naître la société avec la moralité.

Nous ne savons pas s'il est possible, et dans quelles conditions il serait possible de constituer une morale vraiment scientifique, c'est-à-dire d'établir des principes d'où l'on déduirait les règles de la conduite. L'éthique, du moins, ne saurait jamais être achevée sans une étude de l'homme très approfondie, et faite aux points de vue les plus différents. Le philosophe trouve déjà un vaste champ de recherches dans la psychologie et dans l'histoire ; il n'a pas fini de l'explorer, et il lui est permis, en attendant qu'on les justifie ou les infirme, de se reposer sur les croyances morales actuelles, qui sont le fruit d'une longue expérience.

L'histoire de la moralité humaine est inscrite dans les

ARRÉAT.

La Morale.

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cer

codes, dans les monuments des relations religieuses, juridiques et économiques. Elle est inscrite aussi dans les œuvres littéraires, qui sont une source d'informations considérable. L'économie et le droit représente. taines formes de notre adaptation au milieu politique, et, par le moyen de la société, au milieu physique. Le drame reproduit plutôt la vie qui est sous ces formes : les actions dramatiques imaginées par les poètes sont des expériences fictives, si je puis dire, qui répètent, en les interprétant, celles de la vie réelle.

Rechercher, dans toutes les littératures, les témoignages de l'évolution morale à travers les âges: tel est l'objet de ce livre. Il ressortit donc en même temps à l'histoire et à la psychologie; il est un essai de critique historique, ou littéraire, comme on voudra l'appeler.

Je n'appartiens pas à l'école intuitioniste, pour laquelle les idées morales sont une « connaissance », un a priori que l'expérience ne saurait expliquer. Je me sépare des utilitaires, qui fondent la morale sur le plaisir et la douleur, non sur les lois mêmes de la vie. Le plaisir et la douleur, nous le savons tous aujourd'hui, ne sont pas des faits fondamentaux. Ils ne sont que des « états de conscience », liés à la satisfaction ou à la nonsatisfaction de nos instincts, de nos appétits, de nos penchants, ou, comme le dit un maître en psychologie1, de nos tendances.

A ces tendances » correspondent les émotions: elles se développent dans la série entière des êtres vivants, depuis les stages obscurs de la vie viscérale jusqu'à la vie sociale la plus riche; elles sont, dans l'homme, cela

4 Th Ribot.

même par quoi il sent, il veut, et il pense. Je n'ai pas ici, du reste, à les classer exactement; il suffira au desin de cet ouvrage de les distinguer (le sens de ces moest assez clair par lui-même) en émotions conservatrices, sympathiques, esthétiques, intellectuelles 1. Les rapports infiniment variés où elles sont entre elles composent tous les faits que recouvre le terme large de bien dans la langue des anciens moralistes.

«

Ceux-ci avaient porté de préférence leur attention, les uns sur l'objet du devoir, les autres sur la nature de l'obligation. Les hédonistes posaient le bonheur pour fin; Kant tirait de la conscience même la « forme catégorique » du devoir. Mais les hédonistes comptaient, pour obliger l'individu, sur la poussée naturelle des instincts, et Kant ne pouvait qualifier les actes bons ou mauvais sans recourir à des jugements pratiques. Les moralistes nouveaux prennent une autre position. Ils ne détachent pas la conscience de ses propres événements, le devoir de son objet; ils n'opposent pas, si l'on me permet ce langage, le monde sensible des désirs au monde intellectuel de l'obligation. Ils ont le sentiment plus ou moins net que l'homme « s'oblige» par cela même qu'il désire, conçoit une fin, et que le lien de l'obligation s'établit dans l'âme par un jeu combiné de la sensibilité et de la raison, quel que soit d'ailleurs le contenu du bonheur, ou du devoir 2.

Ce sont les grands traits de la classification de Mercier. Ses articles parus dans le Mind se trouvent reproduits dans son récent ouvrage, The nervous System and the Mind: a treatise of the dynamics of the human organism. London,

Macmillan.

Ainsi Guyau, qui voulait supprimer l'obligation, en cherchait des équivalents dans les qualités mêmes de la vie. La « force » qui veut s'exercer, l'« idée » qui modifie l'emploi de la force, l'« altruisme » qui qualifie l'idée, le plaisir du « risque physique et métaphysique étaient pour lui les puissances naturelles capables de créer le devoir positif et d'engager l'individu au sacrifice. Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction. Paris, Alcan, 1885.

J'avais montré surtout, dans la première édition de cet ouvrage, cette liaison constante du devoir et de l'obligation. J'accorde, dans celle-ci, une plus grande importance à l'étude des états historiques de la moralité; j'y fouille plus avant dans l'âme des peuples, dans le génie des littératures; j'y fais voir, en particulier, comment l'idéal du bien se transforme toujours, et comment l'histoire morale s'explique tout entière par une conciliation progressive, inégale selon les temps et les races, entre les émotions fondamentales reconnues et classées par la psychologie.

Je me garde d'attribuer aux poètes des pensées qu'ils n'ont pas eues. Ce qui m'intéresse est ce qu'ils ont dit sans le savoir. Les œuvres ne valent pas tant, au point de vue où je suis, par le dessein avéré de leurs auteurs, que par leur signification nécessaire dans l'ensemble. des événements humains. Mes lecteurs peuvent être rassurés; je ne les engagerai point dans le roman d'une certaine critique littéraire.

En revanche, les véritables lettrés auront peut-être quelque profit à me lire. Je souhaite d'avoir leur suffrage aussi bien que celui des philosophes. Si ce travail reste encore bien imparfait, il n'est pas, je crois, sans avoir son utilité et sa nouveauté.

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