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étaient évalués plus de six millions. Au nombre de ces beautés si richement parées brillait la duchesse de Dino (comtesse de Périgord), dont le regard vif et doux, les traits spirituels et gracieux, prêtaient encore plus d'éclat à son brillant costume qu'elle n'en recevait elle-même. Le grandécuyer d'Autriche était son chevalier.

J'aurais dû dire plus tôt que l'empereur Alexandre, se trouvant indisposé, n'assista point à cette fête, qui fut répétée en son honneur quelques jours après, avec une précision mathématique, et sans accident cette fois.

Le tournoi fini les souverains se retirèrent; chaque chevalier s'emparant de sa dame la conduisit dans la salle du banquet, où quarante-huit couverts étaient servis avec la plus grande profusion. Le coup d'œil de cette table était charmant. Après le festin on se rendit dans la salle de bal, où plus de trois mille personnes avaient été invitées. Les quadrilles, préparés d'avance, étaient formés par tout ce que l'Allemagne avait d'illustre par le rang et la naissance.

En somme, cette fête fut magnifiquement ennuyeuse, parce qu'il n'y eut de plaisir que pour les yeux, et que l'étiquette des cours comprime et refroidit les élans de la véritable joie. A l'occasion de ces froides jubilations, j'ai observé que tout se passait dans l'enceinte des palais, et qu'il n'y avait jamais de fête nationale. Le seul amusement qu'on procurait à la population était celui

de voir passer les cortéges et les cavalcades, quand ils dépassaient le seuil des palais; espèce de satisfaction qu'il était impossible de lui ôter.

A cette époque (fin de novembre) on évaluait les dépenses de la cour d'Autriche, pour l'amusement des monarques et du congrès, à plus de trente millions de francs.

Dans les bals de cour on ne dansait jamais de contredanses; tout était borné à des marches de deux en deux, au son de l'orchestre. Le goût personnel de l'empereur Alexandre avait prévalu, même à l'égard de la walse, qui doit son origine à l'Allemague. Ces marches polonaises s'accordaient assez avec la majesté d'un congrès; mais comme la direction de l'espace à parcourir dépendait positivement du chef de la colonne, qui toujours était le czar, il arrivait très-souvent que ce prince, le plus puissant de tous, sortait de la salle, et faisait parcourir à toutes les files qui le suivaient, les vastes étages et les détours immenses du palais. Ces évolutions imprévues rompaient quelquefois le sérieux de l'étiquette, et permettaient aux personnes âgées d'y prendre part. Les entrechats ne pouvaient pas en effet convenir à de graves diplomates occupés de proTOME III.

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que

jets et de traités. Un soir on calcula l'étendue de la distance parcourue dans le palais, et l'on évalua à plus de quatre lieues de France le chemin l'on avait fait. Aussi le prince de Ligne, qui malgré ses quatre-vingts ans avait fait une partie de ces courses irrégulières, disait avec autant d'esprit que de vérité: c'est singulier, le congrès marche beaucoup, mais il n'avance pas. Effectivement les affaires n'avançaient pas. Les conférences se tenaient entre les ministres, et ce fut là ce que l'on appela l'ouverture d'un congrès, dont les publications étaient différées de jour en jour. Par une irrégularité assez évidente, on annonça le 1er décembre que la clôture aurait lieu le 15 du même mois, tandis que l'on ignorait encore quel jour le congrès avait été ouvert. Ce terme ne fut point admis parce que la multiplicité des petites affaires le fit proroger jusqu'au mois de janvier 1815, et ensuite à la fin de février.

Il arrivait souvent que Marie-Louise allait rendre visite à des princesses qui résidaient au palais de Vienne. Le 2 décembre, pendant qu'elle était chez l'impératrice de Russie, ses équipages étaient restés sur le rempart le plus voisin du corps de logis occupé par la czarine. Un groupe de curieux entourait son carrosse ; quelques voix s'élevèrent et s'exprimèrent assez haut sur l'in

convenance des armoiries impériales de France qui étaient encore sur les panneaux, sur les écussons des harnais et sur les boutons des livrées des valets de pied. En montant en voiture S. M. entendit elle-même ces observations prononcées avec modération, et elle me donna l'ordre d'un changement auquel on n'avait pas encore songé. Un système d'ordre et d'économie, commandé par l'incertitude des décisions du congrès, avait prescrit d'attendre pour tout ce qui concernait les dépenses de sa maison. Le traité du 11 avril avait bien assigné le duché de Parme, mais depuis quelque temps on avait élevé des craintes sur l'exécution franche et entière de ce traité. Le provisoire n'existait point à l'égard des autres souverains, dont les nombreuses armées occupaient déjà les territoires qu'ils voulaient s'approprier; mais il n'en était pas de même pour MarieLouise qui attendait tout son avenir d'un article du congrès, et qui n'avait pas un seul soldat pour appuyer ses droits. En pareil cas la prudence conseillait de ménager les faibles ressources qui lui restaient. Les armoiries furent effacées, celles des boutons, des écussons et des livrées furent remplacées par les chiffres de Marie-Louise; et pour dénaturer la livrée on changea le collet fond vert des habits en drap de couleur bleu MarieLouise.

La nouvelle du départ du général Kholer pour l'Italie était prématurée : il est encore ici et il attend de nouvelles instructions. C'est ce que disait la gazette de Vienne du 2 décembre 1814.

Lorsque le prince Eugène était arrivé à Vienne avec le roi de Bavière son beau- père, la cour d'Autriche avait hésité sur le rang qui lui serait accordé. L'empereur Alexandre et le roi de Bavière se prononcèrent d'une façon si positive, qu'il fut traité avec les honneurs dus au gendre d'un roi puissant. L'intimité de l'empereur Alexandre avec le prince Eugène fut singulièrement remarquée. A midi, tous les jours, le czar sortait seul de son palais en simple frac, parcourait le rempart et se rendait au palais occupé par le prince Eugène, situé à quelque distance de celui de l'empereur d'Autriche, sur le même rempart (Wieden kaïser garten). Ces deux princes, se tenant sous le bras, venaient ensuite se promener sur le rempart pendant une heure ou deux. Véritablement, Alexandre était plein de bienveillance et d'attentions pour notre jeune capitaine. Cette intimité dura longtemps. (Elle ne cessa, comme on le verra plus bas, qu'après le départ de l'île d'Elbe. Les causes de ce refroidissement subit de la part d'Alexandre

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