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faculté de convertir plus tard en traité les engagements contractés préablement sous forme de protocole. A cet endroit de la dépèche, le chancelier nota en marge: « Je ne crois pas » et l'empereur : « Ni moi non plus » . Aussi Brunnow reçut un télégramme disant que l'arrangement devait être définitif et qu'il avait à écarter la combinaison de le convertir plus tard en traité (1).

Pendant qu'avaient lieu à Londres les négociations dont l'objet principal intéressait toutes les puissances, les plénipotentiaires de quelques-unes de celles-ci mirent à leur profit ces négociations pour soutenir leurs intérêts particuliers; elles exercèrent une grande influence sur la marche des délibérations en général. Le comte Bismarck, qui se préparait à la proclamation de l'empire germanique, croyait nécessaire de ménager la susceptibilité mesquine de l'Autriche et tachait d'atténuer l'effet défavorable que devait produire la couronne. impériale sur l'Allemagne du Nord; dans ce but, le chancelier d'Allemagne faisait toute sorte de concessions et de condescendances à l'Autriche sur le terrain des négociations de Londres. Citons, comme exemple, l'adhésion du plénipotentiaire de la confédération de l'Allemagne du Nord, du comte Bernstorff, à la demande du plénipotentiaire d'Autriche de renforcer les expressions, dirigées contre la Russie, du premier protocole devant servir de préambule aux délibérations de la conférence. Cette adhésion du comte Bernstorff ne pouvait s'effectuer à l'insu du comte Bismarck (2). Ce ne fut que sur les instances du prince Gortchakow que le chancelier allemand enjoignit au comte Bernstorff de se ranger du côté de Brunnow.

Notons, comme second exemple, la demande du comte Bismarck adressée au prince Gortchakow par l'entremise du prince Reuss (3), comme un acte de complaisance de notre part, de ne point nous opposer à ce que la commission européenne du Danube soit, selon le vœu de l'Autriche, constituée en perma

(1) 1870. Londres, II. Réc., N. 2237, dép. 25 novembre/7 décembre N. 112. IV. Exp. N. 255, tél. 30 novembre/12 décembre. 1870. Londres. II. Réc., N. 2325, dép. 8/20 décembre, N. 117. IV. Exp. N. 272, tél. 13/25 décembre.

(2) 1871. Berlin V. Exp. N. 6, lettre 5/17 janvier.

(3) 1870. Londres. V. Exp. lettre 30 décembre/4 janvier. 1871. Berlin, I. Réc., lettre 13/15 janvier; lettre 9/21 janvier.

nence. Le prince Reuss ajouta qu'il ne se préoccupait d'aucune vue politique, mais uniquement de considérations commerciales internationales. Le prince Gortchakow répondit qu'il ne voulait pas objecter à une prolongation des pouvoirs de la commission européenne, si les autres signataires étaient de cet avis, mais qu'il ne voyait aucune relation entre cette question et l'objet principal des délibérations de la conférence. Celle-ci avait été convoquée exclusivement dans le but d'examiner nos réclamations, comme on en a été convenu avec la Porte. C'est pourquoi, comme le dit le prince Gortchakow au prince Reuss, la marche régulière aurait été que la conférence atteignît avant tout le but de sa convocation et que lorsque cela serait fait une autre conférence, composée des mêmes éléments, aurait pu être immédiatement saisie de la question du Danube (1).

Mais lord Granville lui-même, en retour du bon vouloir que le cabinet anglais apportait à la question en litige, avait exprimé à Brunnow l'espoir d'obtenir de nous quelque avantage commercial dans la mer Noire, relatif au cabotage. L'ambassadeur de Russie lui répondit qu'il ne pouvait accueillir un pareil désir, car l'article 8 de notre traité de commerce réservait ce trafic à nos nationaux. Le chancelier confirma cette réponse en télégraphiant à Brunnow qu'aucune concession, quant au cabotage, en faveur d'étrangers ne pouvait être possible (2).

VI

Première séance de la conférence du 5/17 janvier 1871. Deuxième séance du 12/24 janvier. Le projet d'accord se rédige en séance Controverse survenue entre les représentants concernant les puissances amies » et « puissances non riveraines ».

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Le 5/17 janvier, après bien des atermoiements, eut lieu enfin la première séance de la conférence, sans le plénipotentiaire fran

(1) 1870. Londres. IV. Exp. N. 294, tél. 30 décembre/11 janvier ; lettres 29 décembre/10 janvier et 30 décembre/11 janvier, 1870. Vienne. I. Réc., N. 3, dép. 30 décembre/11 janvier. 1871. Berlin. I. Réc., lettre 3/15 et 9/21 janvier. V. Exp. N. 6, lettre 5/17 janvier.

(2) 1871. Londres. III. Réc., tél. 5/17 janvier, IV. Exp., tél. 6/18 janvier.

ais, qui n'était pas arrivé. Les cabinets s'étaient entendus sur deux points. D'abord, il avait été résolu que les déterminations prises par le cabinet impérial ne formeraient l'objet d'aucune contestation. En second lieu, il avait été convenu de signer un protocole destiné à reconnaître le principe de droit, d'après lequel les traités ne pouvaient être modifiés qu'à la suite d'un accord général entre les parties contractantes (1).

« Les rôles distribués avec intelligence, dit Brunnow dans son compte rendu (2), ont été joués avec un ensemble remarquable. Il n'y a eu ni récriminations sur le passé, ni divergence d'opinion quant au présent, ni une seule parole prononcée contre la Russie dont le sentiment national chez moi eût lieu d'être froissé. » Après avoir ouvert la séance, le plénipotentiaire ottoman Mussurus-pacha proposa la présidence à lord Granville, qui prononça un discours dont la teneur a été mentionnée plus haut. Il termina par ces mots : « L'unanimité avec laquelle la conférence a été acceptée par toutes les puissances fournit une preuve éclatante qu'elles reconnaissent que c'est un principe essentiel du droit des gens qu'aucune d'elles ne peut se délier des engagements d'un traitė, ni en modifier les stipulations qu'à la suite de l'assentiment des parties contractantes, au moyen d'une entente amicale. » En foi de quoi, tous les plénipotentiaires signèrent un protocole rédigé dans ces mêmes termes. Après cela, le baron Brunnow exposa devant la conférence les raisons qui servaient à motiver la demande de révision.

Le comte Bernstorff s'acquitta des ordres de sa cour pour se prononcer en faveur des considérations politiques qui venaient à l'appui de la présente révision. Mussurus-Pacha pria de différer de quelques jours la prochaine séance pour lui donner le temps de bien considérer la proposition de la Russie. Lord Granville déféra à cette demande pour ménager à Jules Favre l'occasion d'arriver à Londres.

Ainsi la résolution de l'empereur de se délier des stipulations restrictives du traité de Paris fut reconnue par tous les plénipo

(1) 1870. Londres. I. Réc., N. 39, dép. 6/18 janvier, N. 1.

(2) 1871. Londres. I. Réc. Brunnow, compte rendu, IIe partie, premier cahier.

tentiaires comme un fait accompli et, en même temps, disparurent toutes les craintes du chancelier de Russie que, du sein de l'assemblée, ne surgit une déclaration sur l'effet rétroactif du principe de droit international que l'assemblée venait de sanctionner.

L'absence du plénipotentiaire de France embarrassait beaucoup lord Granville; mais après avoir tenu deux fois conseil, le cabinet décida de continuer les travaux de la conférence sans attendre le plénipotentiaire français. Une autre difficulté était d'une considération non seulement politique, mais essentiellement parlementaire. Comment pourrait-on renoncer aux avantages obtenus par la guerre de Crimée, sans offrir à la Turquie un certain gage de sûreté, en compensation de ceux qu'elle allait perdre, et pour prouver à l'Angleterre que tous ses sacrifices en hommes et en argent n'avaient pas été employés sans résultat? Lors des conférences de Vienne, deux systèmes avaient été proposés dans le but de garantir l'intégrité de l'indépendance de l'empire ottoman. Le premier était français d'origine. Il visait à neutraliser la mer Noire. Ce système était alors arrivé à sa fin et avait fait son temps, même aux yeux des Anglais. L'autre système était d'origine anglaise. Il consistait à tenir en équilibre, dans la mer Noire, la marine russe et celle de la Turquie. D'après ce que Granville confia à Brunnow, on aurait voulu reprendre ce système; c'était l'Autriche qui en avait pris l'initiative en envoyant à Londres le comte Szechen en aide au comte Apponyi. Granville demanda l'opinion de Brúnnow sur le mérite de la combinaison que celui-ci avait désignée sous la dénomination de pique-nique naval, d'après laquelle les puissances maritimes occuperaient militairement un port turc sur la mer Noire pour avoir un point de repère contre Sébastopol. Brunnow prouva à Granville que ce projet était absolument inadmissible, car cela aurait été une occupation militaire sous le masque d'une protection morale accordée à la Turquie, en violation du principe d'indépendance consacré par les actes du congrès de Paris. Lord Granville partagea l'avis de l'ambassadeur de Russie. D'un entretien, que le baron Brunnow eut avec le comte Szechen, il apprit que le port désigné comme lieu de rendez-vous serait Sinope et que l'Italie serait invitée à prendre

part à l'occupation projetée. Mais l'ambassadeur ottoman confia à Brunnow que ses instructions lui prescrivaient de s'opposer au projet de rendez-vous naval à Sinope, s'il en était question en conférence. Le 11/23 janvier, le baron Brunnow et lord Granville travaillèrent à la rédaction des articles destinés à for-muler le principe de la fermeture des détroits, aussi bien que celui de l'ouverture facultative réservée à la Porte. Ces articles avaient été rédigés de la manière suivante :

ARTICLE PREMIER. — Le principe de la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles, en temps de paix, invariablement établi comme ancienne règle de l'empire ottoman et confirmé par le traité de Paris du 18/30 mars 1856, reste en pleine vigueur.

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ARTICLE 2. S. M. I. le sultan se réserve la faculté d'ouvrir, à titre d'exception transitoire, les détroits des Dardanelles et du Bosphore aux flottes des puissances amies que la Sublime Porte croirait devoir appeler, lorsqu'elle jugerait sa sécurité menacée.

« J'ai essayé vainement, écrit le baron Brunnow (1), d'amener Granville à adopter l'expression de puissances amies, laissant à la Porte la latitude d'appeler à son assistance soit les forces navales de la puissance riveraine (la Russie), soit celles des puissances non riveraines. »

Il fut impossible à Brunnow de faire prévaloir son avis. La résolution de Granville était prise. Il ne cacha pas à Brunnow qu'il devait s'en tenir à l'expression de puissances non riveraines. Selon lui, c'était là le seul moyen qu'il possédait de justifier aux yeux du parlement et de l'opinion publique en Angleterre les concessions, que le gouvernement de la reine était prêt à faire à la Russie en ce qui regardait l'amendement des clauses du traité de Paris, dont nous réclamions l'abrogation. Cette concession, à son avis, sera fort impopulaire et il ne pouvait racheter, en quelque sorte, cette impopularité qu'en maintenant en faveur des puissances non riveraines une condi tion qui établissait à leur égard la prérogative de venir en aide à la Turquie, si sa sécurité était mise en danger. Lord Granville avait soutenu cette thèse comme un principe, sur lequel les

(1) 1870. Londres. I. Réc., N. 85, dép. 13/25 janvier, N. 5.

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