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se fussent singulièrement modifiées, ne crut pas devoir se prêter aux vues du ministre des Affaires étrangères russe. Toute la campagne diplomatique engagée à l'occasion de cet événement considérable échoua sur ce point.

La question reste donc, comme un des écueils de la politique européenne à propos de l'Orient : qui la résoudrait aurait apporté une contribution inestimable à l'œuvre de la paix.

Essayons d'indiquer dans quel ordre d'idées on pourrait arriver à dégager, peut-être, une solution. D'abord, que veut exactement la Russie? Elle ne l'a pas su toujours ellemême et ses incertitudes n'ont pas facilité le travail des diplomates. Entre la « clôture » et la « fermeture elle a

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hésité plus d'une fois l'un ou l'autre des deux systèmes présente, pour elle, des avantages. Toute réflexion faite, elle paraît s'être arrêtée à un desideratum qui, en combinant à la fois la clôture et la fermeture à son profit, lui donnerait seul une entière satisfaction.

Tout d'abord, l'état de choses actuel lui pèse, parce qu'il l'enferme dans la mer Noire comme dans une prison; prison d'autant plus pénible qu'elle est plus vaste : ses flottes y sont « embouteillées ». « Les arrangements actuels, dit M. Goriainow, sont conçus dans un sentiment de défiance et d'hostilité à l'égard de la Russie... Ils ont pour résultat de l'isoler dans la mer Noire sans lui offrir aucune garantie de sécurité, tandis que cette mer n'ayant que deux riverains, l'issue devrait, en bonne justice, leur être également ouverte à tous deux. »

A supposer que le principe d'une révision de ces arrangements soit adopté, que pourrait-on mettre à la place? La formule russe s'est, peu à peu, élucidée. M. de Nelidow, un

des hommes d'État les plus perspicaces de la Russie, la donne en ces termes, dans un mémoire du 10/22 novembre 1877 « La libre communication avec la Méditerranée et, en même temps, le moyen d'empêcher les flottes ennemies de menacer nos côtes de la mer Noire, tel doit être et a toujours été le but principal de notre politique maritime en Turquie. Il faut donc chercher des combinaisons qui nous assurent, à nous seuls, la liberté de navigation dans les détroits, à l'exclusion de tous les autres pavillons de

guerre. »

C'est ce « à nous seuls » et ce « à l'exclusion » qui font toute la difficulté.

Comment admettre que le souverain des Détroits, quel qu'il soit, n'ait pas le droit de naviguer dans ses propres eaux? Comment lui refuser le droit d'y appeler les flottes de ses alliés, le cas échéant, pour sa défense? L'exigence russe en revient, en somme, à une réclamation de souveraineté sur Constantinophe.

Il faudra bien que la Russie choisisse un jour et se demande quel est son intérêt majeur : A-t-elle plus de profit à ouvrir les Détroits à tous, surtout à elle-même, ou bien a-t-elle plus d'intérêt à en interdire le partage, même à ses propres bâtiments de guerre? En un mot a-t-elle avantage à prendre de l'air ou à se renfermer? Quant à obtenir à la fois les deux convenances selon ses vues du moment, elle ne peut y parvenir que par un remaniement de la carte de l'Europe, non sans des complications dont la sagesse internationale a préféré retarder, jusqu'ici, l'échéance.

Je pense qu'après y avoir mûrement réfléchi, la Russie se prononcera pour la solution la plus simple, la plus large et la plus moderne : le passage libre à tous. La crainte d'un Sébastopol la hante mais les temps sont bien changés.

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La « mer libre » une telle solution, adoptée en principe et comme un objectif plus ou moins rapidement. réalisable, trouverait bientôt, dans des circonstances de fait et à la suite d'évolutions qui se produisent même sous nos yeux dans le droit, des conditions de réalisation plus promptes peut-être qu'on ne le pense de prime abord.

Un événement considérable vient de se produire : par la construction des nouvelles unités navales autrichiennes, la politique germanique fait son entrée dans la Méditerranée. Les intérêts de l'Angleterre, de la France, de l'Italie ne sont plus tout à fait les mêmes. A nouveau, l'équilibre est menacé. Ces puissances accueilleront, peut-être, à bref délai, le renfort que peut leur apporter la flotte russe, si cette flotte se reconstitue rapidement. On entrevoit donc, déjà, des solutions plus larges et plus souples que celles. que les rubriques traditionnelles ont conservées à l'état de fétiche momifié.

A cette heure-là, si la Russie est prête, elle apportera des arguments nouveaux que l'Europe pèsera selon sa sagesse et ses intérêts.

La question des Détroits est, certainement, une des plus complexes qu'il y ait au monde : mais, la politique changeant avec la géographie, elle n'a plus, même au point de vue des puissances maritimes, la même importance depuis que le canal de Suez a été creusé peut-être la main de Lesseps a-t-elle signé un codicille imprévu au fameux tes-tament authentique ou non — de Pierre le Grand.

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GABRIEL HANOTAUX

de l'Académie française

et de l'Académie impériale d'Histoire russe.

AVANT-PROPOS

RÉSUMÉ DU LIVRE

par

le

La mer Noire fut reconnue close pour la première fois traité que la Russie conclut le 23 décembre 1798 avec la Porte. Le traité du 11/23 septembre 1805 s'appropria le principe et en précisa les conséquences. D'après l'article VII de cet acte, les deux parties convinrent de ne pas admettre dans la mer Noire aucun bâtiment de guerre étranger. L'accès des détroits fut ouvert au pavillon de guerre de Russie en vertu de l'article IV, et la Porte s'engagea à faciliter, dans chaque occasion, le passage de la flotte de guerre russe par le Bosphore et les Dardanelles, d'où il s'ensuit que les bâtiments de guerre russes pouvaient passer non seulement de la mer Noire dans la Méditerranée, mais en sens inverse. Ce traité prit fin lors de la rupture survenue entre la Russie et la Turquie le 11/23 décembre 1806 et ne fut plus renouvelė. Par le traité d'Unkiar-Iskėlessi (26 juillet 1833), la Porte s'engagea à fermer les Dardanelles, c'est-à-dire à ne donner accès dans le détroit à aucun bâtiment de guerre, sous quelque prétexte que ce fût, lorsque la sécurité des possessions russes de la mer Noire serait menacée par l'entrée d'une flotte ennemie dans le détroit, c'est-à-dire dans le cas d'une guerre de la Russie avec les puissances occidentales. Il est à présumer

que pour la Russie, comme alliée de la Turquie, le passage par le Bosphore de la mer Noire dans la Méditerranée était ouvert, bien que celui en sens inverse par les Dardanelles fùt clos à toute flotte ennemie. Ne pouvant compter sur le renouvellement du traité d'Unkiar-Iskėlessi, dont la durée était de huit ans, la Russie appela les grandes puissances européennes à coopérer avec elle au maintien du principe de la clôture des deux détroits à tout pavillon de guerre. L'obligation contractuelle renfermée dans la convention de 1841, par laquelle les puissances européennes s'engagèrent à respecter le principe de la clôture des détroits, tandis que la Porte convint à les maintenir fermés, est une obligation collective et indivise, dont une partie est représentée par les cinq grandes puissances, et l'autre par l'empire ottoman. Les puissances s'engagèrent à respecter le principe de la clôture des détroits, non seulement vis-à-vis du sultan, mais l'une envers l'autre, de telle sorte que chacune d'elles répondait envers l'autre pour toute infraction à l'engagement qu'elles avaient contracté en commun. Cet engagement collectif et indivis fut réitéré dans la convention des détroits, faisant partie intégrante du traité de Paris du 18/30 mars 1856.

Pendant les négociations à Londres en 1870, sur la révision de quelques articles du traité de Paris, il fut question d'ouvrir l'accès des détroits à tous les bâtiments de guerre. La Russie ne s'opposa pas à ce projet, mais en réserva l'initiative à la Grande-Bretagne. Le principal secrétaire d'État pour les affaires étrangères, lord Granville, exprima le doute que le sultan consentit à renoncer à l'ancienne règle de son empire. En effet, l'ambassadeur ottoman reçut l'ordre de ne pas admettre l'ouverture de la mer Noire, ni le libre passage des détroits. C'est pourquoi, une proposition en ce sens ne fut pas produite par le ministre anglais, d'autant plus qu'il n'aurait pas osé le faire par un sentiment de défiance que les Anglais ressentaient à

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