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que nous tâchons d'échapper aux limites de notre faculté de connaître, de voir le même objet d'une manière plus complète et moins indigne de lui. Quelquefois notre esprit confond les conditions de sa connaissance avec les conditions d'existence et la nature même de l'intelligible; et lors même que par un heureux effort il est parvenu à comprendre quelque condition de l'existence absolue, s'il se livre à une spéculation d'une certaine étendue il est à craindre que, dans le développement de sa pensée, la force de la nature l'emportant, soit fatigue, soit l'obsession continuelle du fini, soit l'analogie de notre propre essence contingente, il perde de vue les principes d'abord établis et retombe dans l'anthropomorphisme. Ainsi Descartes, dès le commencement, établit l'unité et l'immutabilité de Dieu; mais il lui arrive ensuite de regarder son action comme constante et continue: il dit bien que les lois sont exprimées des phénomènes par notre pensée; mais il appelle ces lois des causes secondes, et plus d'une fois il les attribue à l'action même du créateur. Par là, ce principe juste et vrai, ou plutôt cette proposition identique, que « le monde dépend également de la volonté de Dieu pour être et pour durer, » change de nature dans le cours de l'exposition; et Dieu venant à tomber dans le temps, c'est-à-dire à se confondre avec le fini, le principe que tout dépend de sa volonté détruit ou rend inutiles les causes secondes, anéantit la persistance et la durée des substances et des modes, entraîne la proscription des causes finales, qu'on ne pourrait conserver sans soumettre à une sorte de déterminisme la série successive des actions de Dieu, et enfin compromet l'identité et la causalité en séparant le présent du passé et de l'avenir, le phénomène de sa substance, et l'effet de sa cause. La métaphysique tout entière est attachée à la détermination de l'idée d'infini, il n'est point de difficulté métaphysique qui ne naisse de l'opposition entre le fini et l'infini; mais en même temps, quoi

que cette opposition soit radicale et qu'elle creuse entre la nature de Dieu et le monde un abîme que la science ne saurait combler, plus on fera voir la dépendance mutuelle des divers problèmes, plus on enfermera la science dans un nombre restreint d'hypothèses, jusqu'à ce qu'enfin on la réduise à cette heureuse nécessité : ou d'accepter la création libre et volontaire, la Providence de Dieu, les causes secondaires libres et morales, malgré une suite de difficultés enchaînées l'une à l'autre et dont la première est insoluble; ou de se jeter, non pas dans la confusion de l'un et du multiple, ce qui n'est pas la solution, mais l'ignorance du problème; ni dans la co-existence éternelle de Dieu et du monde, car alors la raison du multiple n'est pas donnée ; ni dans l'unité d'un Dieu qui conçoit éternellement un monde intelligible, puisque la difficulté qu'on veut fuir est déjà tout entière dans la multiplicité nécessaire de ce monde; mais dans la négation absolue du multiple, dans le système rigoureux et extravagant des éléates.

Huet et quelques autres pour affaiblir la gloire de Descartes ont prétendu qu'il avait emprunté plusieurs de ses découvertes à Bruno, à Snellius. Qu'importe les sources où il a puisé, s'il a bâti sur le roc, et non sur le sable, si le monument qu'il a fondé est d'un seul jet, ferme et stable à toujours, le plus magnifique à la fois et le plus solide de tous les ouvrages de l'esprit humain! On peut attaquer la philosophie de Descartes; mais tout ce qu'on a tenté depuis, tout ce qu'on accomplira désormais, datera de lui, quoi qu'on fasse. Le cartésianisme, comme système, a péri, et pour jamais; l'esprit du cartésianisme est immortel. Après Descartes, il survivait dans Malebranche en s'y unissant à Platon; il s'étendait dans Spinoza, il se réformait dans Leibniz, il marquait de son irrésistible influence jusqu'aux systèmes élevés pour le détruire. Le père de la philosophie critique se croyait bien sûr d'avoir mis fin aux des

tinées du cartésianisme. En réalité il les continuait, et la Critique de la raison pure est en germe dans le doute méthodique. De nos jours, l'essor le plus hardi de la spéculation allemande, cette identification absolue de l'être et de la pensée, est-elle autre chose qu'un développement, téméraire peut-être, du Je pense, donc je suis? Mais ce qu'il y a de véritablement immortel dans le cartésianisme, c'est cette noble liberté de la pensée, cet esprit de mesure et à la fois de hardiesse, cette heureuse alliance de l'observation et de la spécu-lation où l'esprit humain, partant de soi-même, s'élève au-dessus de soi par la force divine qui l'anime, et atteint jusqu'à l'infini sans jamais perdre terre, sans renoncer au sentiment de la réalité et de la vie. C'est par là que Descartes a mis un terme à ce mouvement aveugle et déréglé du siècle qui l'avait précédé, à ce libertinage d'esprit qui excitait les ombrages de l'Église et alarmait la sagesse des politiques. C'est par là qu'il a fait de la philosophie une science sérieuse et respectable aux yeux de tous, une puissance libre et régulière tout ensemble, quelque chose enfin de grand et de légitime. C'est par là qu'après avoir constitué, il y a deux siècles, la philosophie moderne, il est encore aujourd'hui le maître et comme le génie protecteur de la philosophie de notre temps.

Jules SIMON.

DE LA MÉTHODE

POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON

ET CHERCHER LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES 1.

Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties: et en la première on trouvera diverses considérations touchant les sciences; en la seconde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée; en la troisième, quelques-unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode; en la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique; en la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication du mouvement du cœur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine, puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes; et, en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et quelles raisons l'ont fait écrire.

PREMIÈRE PARTIE.

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux mème qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mèmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes àmes sont capables des plus grands

1. Le Discours de la Méthode parut écrit en français par Descartes, pour la première fois à Leyde, 1637, i in-1".

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