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plus, toute union ne se doit-elle pas faire par le contact très-étroit et très-intime des deux choses unies? Mais, comme je disais tantôt, comment un contact se peut-il faire sans corps? comment une chose corporelle pourra-t-elle en embrasser une qui est incorporelle, pour la tenir unie et jointe à soi-même? ou bien comment est-ce que ce qui est incorporel pourra s'attacher à ce qui est corporel, pour s'y unir et s'y joindre réciproquement, s'il n'y a rien du tout en lui par quoi il se le puisse joindre ni par quoi il lui puisse être joint? Sur quoi je vous prie de me dire, puisque vous avouez vous-même que vous êtes sujet au sentiment de la douleur, comment vous pensez, étant de la nature et condition que vous êtes, c'est-à-dire incorporel et non étendu, être capable de ce sentiment? Car l'impression ou sentiment de la douleur ne vient, si je l'ai bien compris, que d'une certaine distraction ou séparation des parties, laquelle arrive lorsque quelque chose se glisse et se fourre de telle sorte entre les parties, qu'elle en rompt la continuité qui y était auparavant. Et de vrai l'état de la douleur est un certain état contre nature; mais comment est-ce qu'une chose peut être mise en un état contre nature, qui de sa nature même est toujours uniforme, simple, d'une même façon, indivisible, et qui ne peut recevoir de changement? Et la douleur étant une altération, ou ne se faisant jamais sans altération, comment est-ce qu'une chose peut être altérée, laquelle étant moins divisible que le point ne peut être faite autre, ou cesser d'être ce qu'elle est, sans être tout à fait anéantie? De plus, lorsque la douleur vient du pied, du bras et de plusieurs autres parties ensemble, ne faut-il pas qu'il y ait en vous diverses parties dans lesquelles vous la receviez diversement, de peur que ce sentiment de douleur ne soit confus et ne vous semble venir d'une seule partie? Mais, pour dire en un mot, cette générale difficulté demeure toujours, qui est de savoir comment ce qui est corporel se peut faire sentir et avoir communication avec ce qui n'est pas corporel, et quelle proportion l'on peut établir entre l'un et l'autre.

VI. Je passe sous silence les autres choses que vous poursuivez fort amplement et fort élégamment, pour montrer qu'il y a quelque autre chose que Dieu et vous qui existe dans le monde. Car premièrement vous inférez que vous avez un corps et des facultés corporelles, et en outre qu'il y a plusieurs autres corps autour du vôtre qui envoient leurs espèces dans les organes de vos sens, lesquelles passent ainsi de là jusqu'à vous, et causent en vous des sentiments de plaisir et de douleur qui vous apprennent ce que vous avez à poursuivre et à éviter en ces corps.

De toutes lesquelles choses vous tirez enfin ce fruit, savoir est que puisque tous les sentiments que vous avez vous rapportent pour l'ordinaire plutôt le vrai que le faux, en ce qui concerne les commodités ou incommodités du corps, vous n'avez plus sujet de craindre que ces choses-là soient fausses que les sens vous montrent tous les jours. Vous en dites de même des songes qui vous arrivent en dormant, lesquels ne pouvant être joints avec toutes les autres actions de votre vie, comme les choses qui vous arrivent lorsque vous veillez, ce qu'il y a de vérité dans vos pensées se doit infailliblement rencontrer en celles que vous avez étant éveillé plutôt qu'en vos songes. « Et de ce que Dieu n'est point trompeur, il » suit, dites-vous, nécessairement que vous n'êtes point en cela » trompé, et que ce qui vous paraît si manifestement étant éveillé >> ne peut qu'il ne soit entièrement vrai. » Or, comme en cela votre piété me semble louable, aussi faut-il avouer que c'est avec grande raison que vous avez fini votre ouvrage par ces paroles, « que la » vie de l'homme est sujette à beaucoup d'erreurs, et qu'il faut >> par nécessité reconnaître la faiblesse et l'infirmité de notre

>> nature. >>

Voilà, monsieur, les remarques qui me sont venues en l'esprit touchant vos Méditations; mais je répète ici ce que j'ai dit au commencement: qu'elles ne sont pas de telle importance que vous vous en deviez mettre en peine; pour ce que je n'estime pas que mon jugement soit tel que vous en deviez faire quelque sorte de compte. Car, tout de même que lorsqu'une viande est agréable à mon goût, que je vois désagréable à celui des autres, je ne prétends pas pour cela avoir le goût meilleur qu'un autre; ainsi lorsqu'une opinion me plaît qui ne peut trouver créance en l'esprit d'autrui, je suis fort éloigné de penser que la mienne soit la plus véritable. Je crois bien plutôt qu'il a été fort bien dit que chacun abonde en son sens; et je tiendrais qu'il y aurait quasi autant d'injustice de vouloir que tout le monde fût d'un même sentiment que de vouloir que le goût d'un chacun fût semblable. Ce que je dis pour vous assurer que je n'empêche point que vous ne fassiez tel jugement qu'il vous plaira de ces observations, ou même que vous n'en fassiez aucune estime : ce me sera assez si vous reconnaissez l'affection que j'ai à votre service, et si vous faites quelque cas du respect que j'ai pour votre vertu. Peut-être sera-t-il arrivé que j'aurai dit quelque chose un peu trop inconsidérément, comme il n'y a rien où ceux qui disputent se laissent plus aisément emporter: si cela était, je le désavoue entièrement, et consens volontiers qu'il soit rayé de mon écrit; car je vous puis protester que mon premier et unique

dessein en ceci n'a été que de m'entretenir dans l'honneur de votre amitié, et de me la conserver entière et inviolable. Adieu.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX CINQUIÈMES OBJECTIONS.

M. DESCARTES A M. GASSENDI.

MONSIEUR,

Vous avez combattu mes Méditations par un discours si élégant et si soigneusement recherché, et qui m'a semblé si utile pour en éclaircir davantage la vérité, que je crois vous devoir beaucoup d'avoir pris la peine d'y mettre la main, et n'être pas peu obligé au révérend père Mersenne de vous avoir excité de l'entreprendre. Car il a très-bien reconnu, lui qui a toujours été très-curieux de rechercher la vérité, principalement lorsqu'elle peut servir à augmenter la gloire de Dieu, qu'il n'y avait point de moyen plus propre pour juger de la vérité de mes démonstrations que de les soumettre à l'examen et à la censure de quelques personnes reconnues pour doctes par-dessus les autres, afin de voir si je pourrais répondre pertinemment à toutes les difficultés qui me pourraient être par eux proposées. A cet effet il en a provoqué plusieurs, il l'a obtenu de quelques-uns, et je me réjouis que vous ayez aussi acquiescé à sa prière. Car encore que vous n'ayez pas tant employé les raisons d'un philosophe pour réfuter mes opinions que les artifices d'un orateur pour les éluder, cela ne laisse pas de m'être très-agréable, et ce d'autant plus que je conjecture de là qu'il est difficile d'apporter contre moi des raisons différentes de celles qui sont contenues dans les précédentes objections que vous avez lues. Car certainement s'il y en eût eu quelques-unes, elles ne vous auraient pas échappé ; et j'imagine que tout votre dessein en ceci n'a été que de m'avertir des moyens dont ces personnes, de qui l'esprit est tellement plongé et attaché aux sens qu'ils ne peuvent rien concevoir qu'en imaginant, et qui, partant, ne sont pas propres pour les spéculations métaphysiques, se pourraient servir

pour éluder mes raisons, et me donner lieu en même temps de les prévenir. C'est pourquoi ne pensez pas que, vous répondant ici, j'estime répondre à un parfait et subtil philosophe, tel que je sais que vous êtes; mais comme si vous étiez du nombre de ces hommes de chair dont vous empruntez le visage, je vous adresserai seulement la réponse que je leur voudrais faire.

DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ OBJECTÉES CONTRE LA PREMIÈRE MÉDITATION.

Vous dites que vous approuvez le dessein que j'ai eu de délivrer J'esprit de ses anciens préjugés, qui est tel en effet que personne n'y peut trouver à redire; mais vous voudriez que je m'en fusso acquitté « simplement et en peu de paroles, » c'est-à-dire, en un mot, négligemment et sans tant de précautions; comme si c'était une chose si facile que de se délivrer de toutes les erreurs dont nous sommes imbus des notre enfance, et que l'on pût faire trop exactement ce qu'on ne doute point qu'il ne faille faire. Mais certes je vois bien que vous avez voulu m'indiquer qu'il y en a plusieurs qui disent bien de bouche qu'il faut soigneusement éviter la prévention, mais qui pourtant ne l'évitent jamais, pour ce qu'ils ne s'étudient point à s'en défaire, et se persuadent qu'on ne doit point tenir pour des préjugés ce qu'ils ont une fois reçu pour véritable. Certainement vous jouez ici parfaitement bien leur personnage, et n'omettez rien de ce qu'ils me pourraient objecter; mais cependant vous ne dites rien qui sente tant soit peu son philosophe. Car, où vous dites qu'il n'était « pas besoin de feindre un Dieų trompeur, >> ni que je dormais, » un philosophe aurait cru être obligé d'ajouter la raison pourquoi cela ne peut être révoqué en doute; ou s'il n'en eût point eu, comme de vrai il n'y en a point, il se serait abstenu de le dire. Il n'aurait pas non plus ajouté qu'il suffisait en ce lieulà d'alléguer pour raison de notre défiance le peu de lumière de l'esprit humain ou la faiblesse de notre nature; car il ne sert de rien, pour corriger nos erreurs, de dire que nous nous trompons parce que notre esprit n'est pas beaucoup clairvoyant, ou que notre nature est infirme; car c'est le même que si nous disions que nous errons parce que nous sommes sujets à l'erreur. Et certes on ne peut pas nier qu'il ne soit plus utile de prendre garde, comme j'ai fait, à toutes les choses où il peut arriver que nous errions, de peur que nous ne leur donnions trop légèrement notre créance. Un philosophe n'aurait pas dit aussi qu'en « tenant toutes choses pour » fausses je ne me dépouille pas tant de mes anciens préjugés que » je me revêts d'un autre tout nouveau; » ou bien il eût premiè

rement tâché de montrer qu'une telle supposition nous pouvait induire en erreur; mais, tout au contraire, vous assurez un peu après qu'il n'est pas possible que je puisse obtenir cela de moi, que de douter de la vérité et certitude de ces choses que j'ai supposées être fausses; c'est-à-dire que je puisse me revêtir de ce nouveau préjugé dont vous appréhendiez que je me laissasse prévenir. Et un philosophe ne serait pas plus étonné de cette supposition que de voir quelquefois une personne qui, pour redresser un bâton qui est courbé, le recourbe de l'autre part; car il n'ignore pas que souvent on prend ainsi des choses fausses pour véritables, afin d'éclaircir davantage la vérité comme lorsque les astronomes imaginent au ciel un équateur, un zodiaque et d'autres cercles, ou que les géomètres ajoutent de nouvelles lignes à des figures données, et souvent aussi les philosophes en beaucoup de rencontres; et celui qui appelle cela « recourir à une machine, >> forger des illusions, chercher des détours et des nouveautés, » et qui dit que cela est «< indigne de la candeur d'un philosophe et du » zèle de la vérité, » montre bien qu'il ne se veut pas lui-même servir de cette candeur philosophique, ni mettre en usage les rai-. sons, mais seulement donner aux choses le fard et les couleurs de la rhétorique.

DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ OBJECTÉES CONTRE LA SECONDE MÉDITATION.

I. Vous continuez ici à nous amuser par des feintes et des déguisements de rhétorique, au lieu de nous payer de bonnes et solides raisons; car vous feignez que je me moque lorsque je parle tout de bon, et vous prenez comme une chose dite sérieusement et avec quelque assurance de vérité ce que je n'ai proposé que par forme d'interrogation et selon l'opinion du vulgaire. Car quand j'ai dit qu'il fallait «< tenir pour incertains, ou même pour faux, tous les >> témoignages que nous recevons des sens, » je l'ai dit tout de bon; et cela est si nécessaire pour bien entendre mes Méditations, que celui qui ne peut ou qui ne veut pas admettre cela n'est pas capable de rien dire à l'encontre qui puisse mériter réponse. Mais cependant il faut prendre garde à la différence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la vérité, laquelle j'ai tant de fois inculquée; car, quand il est question de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule de ne s'en pas rapporter aux sens; d'où vient qu'on s'est toujours moqué de ces sceptiques, qui négligeaient jusqu'à tel point toutes les choses du monde, que, pour empêcher qu'ils ne se jetassent eux-mêmes dans des préci

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