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turellement contre ceux qui font quelque mal, de quelque nature qu'il soit; et elle est souvent mêlée avec l'envie ou avec la pitié; mais elle a néanmoins un objet tout différent, car on n'est indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux personnes qui n'en sont pas dignes, mais on porte envie à ceux qui reçoivent ce bien et on a pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vrai que c'est en quelque façon faire du mal que de posséder un bien dont on n'est pas digne; ce qui peut être la cause pourquoi Aristote et ses suivants, supposant que l'envie est toujours un vice, ont appelé du nom d'indignation celle qui n'est pas vicieuse.

Art. 196. Pourquoi elle est quelquefois jointe à la pitié, et quelquefois à la moquerie.

C'est aussi en quelque façon recevoir du mal que d'en faire : d'où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié, et quelques autres la moquerie, selon qu'ils sont portés de bonne ou de mauvaise volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes, et c'est ainsi que le ris de Démocrite et les pleurs d'Héraclite ont pu procéder de même cause.

Art. 197. Qu'elle est souvent accompagnée d'admiration, et n'est pas incompatible avec la joie.

L'indignation est souvent aussi accompagnée d'admiration : car nous avons coutume de supposer que toutes choses seront faites en la façon que nous jugeons qu'elles doivent être, c'est-à-dire en la façon que nous estimons bonne. C'est pourquoi, lorsqu'il en arrive autrement, cela nous surprend, et nous l'admirons. Elle n'est pas incompatible aussi avec la joie, bien qu'elle soit plus ordinairement jointe à la tristesse : car lorsque le mal dont nous sommes indignés ne nous peut nuire, et que nous considérons que nous n'en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir; et c'est peut-être l'une des causes du ris qui accompagne quelquefois cette passion.

Art. 198. De son usage.

Au reste, l'indignation se remarque bien plus en ceux qui veulent paraître vertueux qu'en ceux qui le sont véritablement; car bien que ceux qui aiment la vertu ne puissent voir sans quelque aversion les vices des autres, ils ne se passionnent que contre les plus grands et extraordinaires. C'est être difficile et chagrin que d'avoir beaucoup d'indignation pour des choses de peu d'importance; c'est être injuste que d'en avoirpour celles qui ne sont point

blamables, et c'est ètre impertinent et absurde de ne restreindre pas cette passion aux actions des hommes, et de l'étendre jusques aux œuvres de Dieu ou de la nature, ainsi que font ceux qui, n'étant jamais contents de leur condition ni de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde et aux secrets de la Providence.

Art. 199. De la colère.

La colère est aussi une espèce de haine ou d'aversion que nous avons contre ceux qui font quelque mal, ou qui ont tâché de nuire, non pas indifféremment à qui que soit, mais particulièrement à nous. Ainsi elle contient tout le même que l'indignation; et cela de plus, qu'elle est fondée sur une action qui nous touche et dont nous avons désir de nous venger, car ce désir l'accompagne presque toujours, et elle est directement opposée à la reconnaissance, comme l'indignation à la faveur; mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres passions, à cause que le désir de repousser les choses nuisibles et de se venger est le plus pressant de tous. C'est le désir joint à l'amour qu'on a pour soi-même qui fournit à la colère toute l'agitation du sang que le courage et la hardiesse peuvent causer; et la haine fait que c'est principalement le sang bilieux qui vient de la rate et des petites veines du foie qui reçoit cette agitation et entre dans le cœur, où, à cause de son abondance et de la nature de la bile dont il est mêlé, il excite une chaleur plus âpre et plus ardente que n'est celle qui peut y être excitée par l'amour ou par la joie.

Art. 200. Pourquoi ceux qu'elle fait rougir sont moins à craindre que ceux

qu'elle fait pâlir.

Et les signes extérieurs de cette passion sont différents, selon les divers tempéraments des personnes et la diversité des autres passions qui la composent ou se joignent à elle : ainsi on en voit qui pâlissent ou qui tremblent lorsqu'ils se mettent en colère, et on en voit d'autres qui rougissent ou même qui pleurent; et on juge ordinairement que la colère de ceux qui pâlissent est plus à craindre que n'est la colère de ceux qui rougissent: dont la raison est que lorsqu'on ne veut ou qu'on ne peut se venger autrement que de mine et de paroles, on emploie toute sa chaleur et toute sa force dès le commencement qu'on est ému, ce qui est cause qu'on devient rouge; outre que quelquefois le regret et la pitié qu'on a de soi-même, pour ce qu'on ne peut se venger d'autre façon est cause qu'on pleure; et, au contraire, ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance deviennent tristes de ce

qu'ils pensent y être obligés par l'action qui les met en colère; et ils ont aussi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent suivre de la résolution qu'ils ont prise, ce qui les rend d'abord pâles, froids et tremblants; mais quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils se réchauffent d'autant plus qu'ils ont été plus froids au commencement, ainsi qu'on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d'être les plus fortes.

Art. 201, Qu'il y a deux sortes de colère, et que ceux qui ont le plus de bonté sont les plus sujets à la première.

Ceci nous avertit qu'on peut distinguer deux espèces de colère : l'une qui est fort prompte et se manifeste fort à l'extérieur, mais néanmoins qui a peu d'effet et peut facilement être apaisée; l'autre qui ne parait pas tant à l'abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté, beaucoup d'amour sont les plus sujets à la première; car elle ne vient pas d'une profonde haine, mais d'une prompte aversion qui les surprend, à cause qu'étant portés à imaginer que toutes choses doivent aller en la façon qu'ils jugent être la meilleure, sitôt qu'il en arrive autrement ils admirent et s'en offensent, souvent même sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu'ayant beaucoup d'affection ils s'intéressent pour ceux qu'ils aiment en même façon que pour eux-mêmes ainsi ce qui ne serait qu'un sujet d'indignation pour un autre est pour eux un sujet de colère; et pour ce que l'inclination qu'ils ont à aimer fait qu'ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l'aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile que cela ne cause d'abord une grande émotion dans ce sang; mais cette émotion ne dure guère, à cause que la force de la surprise ne continue pas, et que sitôt qu'ils s'aperçoivent que le sujet qui les a fâchés ne les devait pas tant émouvoir, ils s'en repentent.

Art. 202. Que ce sont les âmes faibles et basses qui se laissent le plus emporter à l'autre.

L'autre espèce de colère, en laquelle prédomine la haine et la tristesse, n'est pas si apparente d'abord, sinon peut-être en ce qu'elle fait palir le visage; mais sa force est augmentée peu à peu par l'agitation d'un ardent désir de se venger excité dans le sang, lequel, étant mêlé avec la bile qui est poussée vers le cœur de la partie inférieure du foie et de la rate, y excite une chaleur fort âpre et fort piquante. Et comme ce sont les âmes les plus généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles

qui ont le plus d'orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent le plus emporter à cette espèce de colère; car les injures paraissent d'autant plus grandes que l'orgueil fait qu'on s'estime davantage, et aussi d'autant qu'on estime davantage les biens qu'elles ôtent, lesquels on estime d'autant plus qu'on a l'âme plus faible et plus basse, à cause qu'ils dépendent d'autrui.

203. Que la générosité sert de remède contre ses excès.

Au reste, encore que cette passion soit utile pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n'y en a toutefois aucune dont on doive éviter les excès avec plus de soin, pour ce que, troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes dont on a par après du repentir, et même que quelquefois ils empêchent qu'on ne repousse si bien ces injures qu'on pourrait faire si on avait moins d'émotion. Mais comme il n'y a rien qui la rende plus excessive que l'orgueil, ainsi je crois que la générosité est le meilleur remède qu'on puisse trouver contre ses excès, pour ce que, faisant qu'on estime fort peu tous les biens qui peuvent être ôtés, et qu'au contraire on estime beaucoup la liberté et l'empire absolu sur soi-même, qu'on cesse d'avoir lorsqu'on peut être offensé par quelqu'un, elle fait qu'on n'a que du mépris ou tout au plus de l'indignation pour les injures dont les autres ont coutume de

s'offenser.

Art. 204. De la gloire.

Ce que j'appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie fondée sur l'amour qu'on a pour soi-même, et qui vient de l'opinion ou de l'espérance qu'on a d'être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure qui vient de l'opinion qu'on a d'avoir fait quelque bonne action; car on est quelquefois loué pour des choses qu'on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu'on croit être meilleures mais elles sont l'une et l'autre des espèces de l'estime qu'on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie; car c'est un sujet pour s'estimer que de voir qu'on est estimé par les autres.

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Art. 205. De la honte.

La honte, au contraire, est une espèce de tristesse fondée aussi sur l'amour de soi-même, et qui vient de l'opinion ou de la crainte qu'on a d'être blâmé; elle est, outre cela, une espèce de modestie ou d'humilité et défiance de soi-même car lorsqu'on s'estime si fort qu'on ne se peut imaginer d'être méprisé par personne, on ne peut pas aisément être honteux.

Art. 206. De l'usage de ces deux passions.

Or, la gloire et la honte ont même usage en ce qu'elles nous incitent à la vertu, l'une par espérance, l'autre par la crainte; il est seulement besoin d'instruire son jugement touchant ce qui est véritablement digne de blâme ou de louange, afin de n'ètre pas honteux de bien faire, et ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu'il arrive à plusieurs. Mais il n'est pas bon de se dépouiller entièrement de ces passions, ainsi que faisaient autrefois les cyniques; car encore que le peuple juge très-mal, toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans lui, et qu'il nous importe d'en être estimés, nous devons souvent suivre ses opinions plutôt que les nôtres touchant l'extérieur de nos actions.

Art. 207. De l'impudence.

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L'impudence ou l'effronterie, qui est un mépris de honte, et souvent aussi de gloire, n'est pas une passion, pour ce qu'il n'y a en nous aucun mouvement particulier des esprits qui l'excite mais c'est un vice opposé à la honte, et aussi à la gloire, en tant que l'une et l'autre sont bonnes, ainsi que l'ingratitude est opposée à la reconnaissance, et la cruauté à la pitié. Et la principale cause de l'effronterie vient de ce qu'on a reçu plusieurs fois de grands affronts; car il n'y a personne qui ne s'imagine, étant jeune, que la louange est un bien et l'infamie un mal beaucoup plus importants à la vie qu'on ne trouve par expérience qu'ils sont, lorsqu'ayantreçu quelques affronts signalés on se voit entièrement privé d'honneur et méprisé par un chacun. C'est pourquoi ceux-là deviennent effrontés qui, ne mesurant le bien et le mal que par les commodités du corps, voient qu'ils en jouissent après ces affronts tout aussi bien qu'auparavant, ou même quelquefois beaucoup mieux, à cause qu'ils sont déchargés de plusieurs contraintes auxquelles l'honneur les obligeait, et que, si la perte des biens est jointe à leur disgrâce, il se trouve des personnes charitables qui leur donnent.

Art. 208. Du dégoût.

Le dégoût est une espèce de tristesse qui vient de la même cause dont la joie est venue auparavant; car nous sommes tellement composés, que la plupart des choses dont nous jouissons ne sont bonnes à notre égard que pour un temps, et deviennent par après incommodes : ce qui paraît principalement au boire et au manger, qui ne sont utiles que pendant qu'on a de l'appétit, et qui sont nuisibles lorsqu'on n'en a plus; et pour ce qu'elles cessent alors d'être agréables au goût, on a nommé cette passion dégoût.

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