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pour une noix, et il leur cite là-dessus vingt anecdotes toutes véridiques, tandis que Grigou lui dit tout bas: "C'est vous qui êtes cause de tout cela, c'est vous qui..."

M. Barbeau lui donne un coup de coude dans le côté en murmurant: Taisez-vous... Vous gâtez votre affaire."

On arrive au village de Romainville, où il n'y a pas plus d'apparence de fête qu'à Belleville. On va chez le maire, escorté par tous les enfans du village, qui se sont joints aux paysans qui conduisent Grigou; ce qui, avec le reste de la société, commence à faire un cortége fort gentil, dont M. Barbeau a l'air d'être le chef: il marche fièrement à la tête, pérorant toujours;27 il commence à intimider le garde-champêtre qui craint d'avoir fait une bévue, et même les paysans qui pensent qu'un homme qui parle toujours doit finir par avoir raison. Enfin on jurerait que c'est M. Barbeau qui a fait arrêter Grigou.

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On arrive chez le maire: il n'est pas chez lui, il est à la mairie. "Allons à la mairie," s'écrie Barbeau. Mais comme madame Barbeau et ses enfans sont harassés, la famille s'asseoit sur un banc de pierre avec M. Bellefeuille, qui se dispose à croquer l'entrée d'une laiterie.

On arrive à la mairie: M. le maire n'y est pas. Un voisin assure qu'il est allé chez le père Antoine, où il y a une dispute entre des buveurs.

Le garde-champêtre et les paysans se regardent d'un air indécis, on voit qu'ils sont las de promener leur prisonnier, et qu'avec quelques paroles conciliatrices et quelques verres de vin tout serait terminé. Mais Barbeau n'entend pas cela; sans écouter Grigou, qui le tire par son habit, il s'écrie: "Allons chez le père Antoine....Il faut voir le "maire, je serai fort aise de le voir....On a voulu arrêter monsieur, il "faut qu'on le juge."

"Mais, dit tout bas Grigou, puisqu'ils ont l'air plus doux à présent....-Ça ne fait rien, allons chez le père Antoine; je ne veux pas m'être promené pour rien, moi; ça ne peut pas se passer "comme ça.

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On arrive chez le père Antoine, qui vend des gâteaux, du lard et du vin. Le maire vient d'en sortir parce que la querelle est terminée ; la mère Antoine croit qu'il est retourné à la mairie pour juger l'affaire de Jean Marie et de Gaspard, qui ont un puits mitoyen, et ne veulent jamais que ce soit leur tour de mettre une corde neuve.

Still holding forth.

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"Alors retournons à la mairie," dit M. Barbeau. Mais le gardechampêtre qui a l'habitude de se reposer et de boire chez le père Antoine, s'est déjà placé devant une table; les paysans en font tant en disant: "Ah ben! gnia qu'à laisser aller monsieur, il n'prendra pas de noix une autre fois....V'là assez de promenade pour au"jourd'hui....N'est-ce pas, messier ?"

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Le messier répond en se versant du vin: “Oui... en v'là assez "pour cette fois!"

Grigou est enchanté, il va remercier tout le monde, lorsque Barbeau se met entre lui et le garde, en disant: "Je n'entends pas ça, messieurs, on n'arrête pas un homme pour rien... Je veux retourner "à la mairie..."

À ces mots Grigou devient violet de colère; il s'écrie à son tour: "Morbleu, monsieur Barbeau, c'est trop fort cela! Quand cette “malheureuse affaire est terminée, quand ces messieurs veulent bien "oublier mon étourderie, c'est vous qui voulez me mener chez le 66 maire. -Oui, monsieur, parce que j'aime que les choses se fassent. "régulièrement... Parce que je déteste l'arbitraire et... Allez au diable, avec votre arbitraire... C'est vous qui m'avez dit d'aller "gauler des noix... Qu'est-ce que cela prouve?—Que vous mettez "les gens dans l'embarras et les y laissez...-Vous voyez bien que je "vous en tire, au contraire...-Vous êtes un entêté.-Vous un " imbécile !"

La dispute s'échauffe tellement que le garde et les paysans sont obligés de s'interposer et de séparer les deux amis. Enfin les esprits. se calment. Barbeau s'asseoit près du garde, fait venir du vin, en paie à tout le monde. Grigou offre des petits gateaux au beurre fort. On mange, on trinque, et on devient très-bons amis.

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Tout en causant et en buvant M. Barbeau dit aux paysans: "Où se tient done la fête ?-La fête... Mais il n'y a pas fête à Romainville aujourd'hui.-Il n'y a pas fête à Romainville... Diable! nous " y étions venus pour cela cependant.-C'est à Bagnolet que c'est la "fête...—À Bagnolet... Ah! que c'est heureux, nous allons aller

voir la fête de Bagnolet... Ce n'est pas loin, je crois ?-Non... un "petit quart de lieue... Redescendez la grande route jusqu'au “chemin à gauche, et vous y êtes.-Allons, Grigou, un dernier coup et en route, notre société nous attend sur un banc de pierre. Adieu, mes enfans, à votre santé, sans rancune.'

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M. Barbeau et Grigou sont enfin sortis de chez le père Antoine, et l'ancien libraire dit à son ami: "Vous voyez bien que tout s'est

31 No malice.

"bien passé... J'étais bien tranquille, moi.-Ce n'est pas votre faute, “si cela n'a pas été plus mal.-Laissez donc, vous n'avez pas compris ma tactique; si j'avais eu l'air d'un pleurard comme vous, nous "serions encore leurs prisonniers."

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On rejoint la société. Bellefeuille avait eu le temps de croquer trois vaches et toute une bassecour. "Nous allons à Bagnolet, "s'écrie M. Barbeau du plus loin qu'il aperçoit sa femme. C'est un village charmant... à deux pas, nous n'avons qu'à descendre."

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"A Bagnolet! dit madame Barbeau, mais y pensez-vous, mon"sieur? il va faire nuit.-Qu'est-ce que cela nous fait ?... Je pense, ma chère amie, que vous n'avez pas peur avec nous.-Mais nous sommes très-fatiguées. C'est en descendant, je vous dis.-Nous "mourons de faim.-Nous dînerons à Bagnolet."

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On ne réplique plus, et on se met en route. On arrive à la nuit à l'entrée de Bagnolet. Le charmant village ne se compose que d'une seule rue étroite et presque aussi longue que le faubourg SaintMartin. En avançant, on entend un brouhaha32 qui va toujours croissant; on ne distingue pas si ce sont des cris, ou des chants; mais cela bourdonne continuellement.33

" À la bonne heure, on s'aperçoit que c'est la fête ici, dit Barbeau ; "entendez-vous ces gaillards-là comme ils s'amusent?-Je ne sait 66 pas si on s'amuse, répond madame, mais ce bruit-là me fait peur... "On dirait qu'on se bat.-Ça me fait peur aussi," dit Nonore en se serrant contre sa mère.-" Si on se bat, dit Grigou, j'aime autant ne pas voir la fête.-Allons donc, vous rêvez !... On rit, on danse, et ça vous effraie; en avant, je réponds de tout."

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On arrive sur la place de l'endroit, c'est là où la fête se tient. Cete place est grande comme celle du Chevalier du Guet à Paris. Dans un petit coin, qu'on a sablé et entouré de corde, deux violons et un tambourin font danser la jeunesse du pays. En face il y a deux boutiques ambulantes, l'une de pain d'épice, l'autre de saucissons. Tout cela est éclairé par quelques lampions posés à terre, et des chandelles entourées de papier.

Au moment où la société arrive il y avait effectivement une rixe entre les paysans, dont la plupart étaient gris.35 Les paysannes s'étaient sur-le-champ réfugiées d'un autre côté, d'où elles regardaient ces messieurs se battre. Mais enfin la dispute venait de s'arranger, on se rapprochait, les sexes se mêlaient de nouveau, et on retournait à la danse que l'on avait abandonnée.

"Vous voyez bien qu'on s'amuse ici," dit M. Barbeau.

32 Din.

33 But it is a perpetual buzz.

34 Lamps.

"On fait

35 Tipsy.

"du bruit parce que les paysans n'ont pas l'habitude de parler bas.— "C'est cela une fête champêtre? dit Grigou.-Attendez donc, nous "n'avons pas encore tout vu... Cherchons un traiteur d'abord."

On cherche, on regarde de tous côtés, mais il n'y a pas plus de trai teur à Bagnolet que de fète à Romainville. On découvre cependant un gargotier, sur la porte duquel est écrit: Jardin champêtre et paysage.

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Comprenez-vous ce que ça veut dire ?" demande M. Barbeau au peintre." Ma foi non !...-Ni moi, c'est égal, entrons là, nous de"manderons un paysage où l'on mange."

On entre dans la guinguette. On ne reste pas dans la salle, parce que cela y sent l'ail à faire pleurer; on passe dans le jardin champêtre, derrière la maison. C'est là que le marchand de vin prétend qu'on voit un paysage, parce que, sur les murs du fond de sou jardin, il a fait coller du papier, à treize sous le rouleau, sur lequel sont peints des serins et des perroquets.

La société, qui meurt de faim, s'arrête à une table, devant le paysage, et demande ce qu'il y a pour dîner. On ne peut lui donner que du petit salé et des œufs frais; tout le reste a été dévoré par les paysans venus à la fête. Ce repas arrosé du vin de Bagnolet paraît bien champêtre aux Parisiens. On se dépêche de le prendre et de quitter le paysage.

Le bal est en train. Après avoir bourré la société de pain d'épice, en guise de dessert, M. Barbeau veut absolument la faire danser. Il entraîne sa femme qui résiste en vain, Bellefeuille prend la main de Nonore, les voilà sur le petit terrain sablé. L'orchestre part; les paysans étaient partis avant; la danse est très-animée. Tout à coup d'autres paysans arrivent d'un air furibond, et disent à ceux qui sautent: "Nous vous avons défendu de danser avec nos femmes !"

Et sans attendre de réponse, ils appliquent des coups aux danseurs. Ceux-ci ripostent, tous les paysans qui sont à la fête accourent et prennent parti pour l'un ou pour l'autre. Le combat devient général. Les femmes se sauvent en criant, les enfans pleurent, et malgré cela les violons vont toujours. Au milieu de cette cohue, de cette grêle de coups que les paysans se donnent, madame Barbeau a perdu son mari, sa fille a été séparée de son danseur. Ce n'est pas sans peine qu'elles parviennent à sortir de l'enceinte du bal. Elles appellent leur époux, leur frère, leurs voix se perdent avec celles des paysannes qui crient pour séparer les combattans. Au coin de la place ces dames retrou

36 A low inn.

37 Name given to public-houses out of the town, sort of tea-gardens.

vent Grigou, que deux hommes viennent de relever, et sur lequel quatre paysans se sont battus pendant cinq minutes. Grigou est moulu, mais il trouve assez de force pour s'éloigner de la fête et du village. M. Bellefeuille paraît, il a perdu son chapeau, mais il a retrouvé le petit Alexandre et il le ramène à sa mère. Il ne manque plus que M. Barbeau pour fuir de Bagnolet; il arrive enfin, sans cravate, le col déchiré, mais toujours de bonne humeur.

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"Ah les enragés comme ils y allaient!" s'écrie-t-il en rejoignant sa femme.-"Ah! mon ami... d'où venez-vous?... que j'étais inquiète-Je viens de me battre !-Et pour qui ?-Je n'en sais rien, 'mais, ma foi, tout le monde se battait, j'ai fait comme les autres, “j'en ai roulé deux ou trois, et alors on m'a fait de la place.—Ah!

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mon dieu! Quelle partie de campagne !...-Est-ce que vous voulez vous en aller?-Oui, monsieur, et bien vite encore.-Eh bien, en "route... Mais je ne vous réponds pas que nous trouverons une "voiture à la barrière.-Ah! monsieur Barbeau, dit Grigou, vous 66 ne me reprendrez pas à une fête aux environs de Paris."

C. PAUL DE KOCK.

LE TEMPLE.

Le Temple, édifice situé rue de ce nom, servait d'abord de demeure au grand prieur des Templiers, dont j'ai déjà parlé.

Au treizième siècle, l'enclos du Temple s'était considérablement accru par des acquisitions de terrains, et embelli par des bâtimens magnifiques pour le temps. On en nommait l'ensemble et ses dépendances Ville neuve du Temple. Henri III. roi d'Angleterre, lorsqu'en 1254 il vint à Paris, préféra pour logement la maison du Temple au palais que lui offrait saint Louis.

La tour du Temple, fameuse dans nos fastes, bâtie en 1212, par frère Hubert, trésorier des Templiers, se composait d'un édifice carré, formé de très-épaisses murailles, et dont les quatre angles étaient munis de tourelles. C'est dans cette tour que les rois de France ont long-temps deposé leur trésor; là étaient aussi les archives des templiers et celles du grand prieuré de l'ordre des chevaliers de Malte, qui, en 1313, lui a succédé. Dans cette tour, le 11 août 1792, Louis XVI. fut enfermé, avec sa famille; ce roi n'en sortit, le 21 janvier 1793, que pour aller périr sur l'échafaud. Depuis cette tour servit de prison d'état, et fut démolie en 1811.

L'enclos du Temple était vaste; le prieur y jouissait d'une juridiction indépendante. Cet enclos servait d'asile ordinaire aux

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