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Une trombe! s'écria Conrad, une trombe!.. Et prenant Roschen dans ses bras, il se jeta avec elle sous la voûte d'un énorme rocher, serrant d'un bras sa femme contre sa poitrine et se cramponnant 52 de l'autre aux aspérités du roc.

A peine étaient-ils sous cet abri que les branches supérieures des sapins tressaillirent, puis bientôt ce mouvement se communiqua aux branches inférieures. Un sifflement, dont le bruit dominait celui de l'ouragan, s'empara à son tour de l'espace; la forêt se courba comme un champ d'épis, des craquements affreux se firent entendre, et bientôt ils virent les troncs des arbres les plus forts voler en éclats, se déraciner, s'enlever, comme si la main d'un démon les prenait en passant par la chevelure, et fuir devant le souffle de la trombe, tournoyants comme une ronde insensée de gigantesques et effrayants fantômes. Au-dessus d'eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de bruyères fuyaient, suivant la même impulsion; au-dessous, bondissaient des milliers de rocs arrachés à la montagne et qui tourbillonnaient comme une poussière. Heureusement, celui sous lequel ils étaient abrités tenait par des liens séculaires à l'ossature immense 33 de la montagne; il resta immobile, protégeant les fugitifs qui, se trouvant au centre même de l'ouragan, suivirent d'un œil épouvanté la marche de l'effrayant phénomène qui, s'avançant en ligne droite, et renversant tous les obstacles, marcha vers Bauen, passa sur une maison qui disparut avec lui, atteignit le lac, sépara le brouillard qui le couvrait en deux parois qu'on eût crues solides, rencontra une barque qu'il abîma et s'en alla mourir contre les rochers de l'Axemberg, laissant l'espace qu'il avait parcouru vide et écorché 54 comme le lit d'un fleuve mis à nu.

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Allons, voilà notre chemin tracé, s'écria Conrad en entraînant Roschen dans le ravin. Nous n'avons qu'à suivre cette blessure de la terre et elle nous conduira au lac.-Peut-être aussi, dit Roschen en rassemblant toutes ses forces, pour suivre Conrad... peut-être l'ouragan nous aura-t-il débarrassés de nos ennemis,—Oui, répondit Conrad, oui, si j'avais laissé le pont derrière moi.... car ils se seraient trouvés sur la même ligne que nous, et alors il est probable que nous aurions vu passer leurs cadavres au-dessus de nos têtes; mais ils ont été obligés de prendre à gauche pour tourner le précipice. La trombe leur aura donné du temps pour nous joindre, et voilà tout.. et la preuve, tiens, tiens. . la voilà..

52 Fastening himself.- 53 Bony frame.54 Laid bare.

En effet, on recommençait à entendre lés aboiements de Napft.

Conrad alors, sentant que les forces de Roschen l'abandonnaient, la prit dans ses bras, et, chargé de ce fardeau, continua sa route plus rapidement qu'il n'aurait pu le faire suivi par elle.

Dix minutes d'un silence de mort succédèrent aux quelques mots que les époux avaient échangés entre eux. Mais pendant ces dix minutes, Conrad avait gagné bien du terrain ;55 le lac lui apparaissait maintenant à travers le brouillard et la pluie, éloigné de cinq cents pas à peine. Quant à Roschen, ses yeux étaient fixés sur l'étrange vallée qu'ils venaient de parcourir. Tout à coup Conrad la sentit tressaillir par tout le corps; en même temps des cris de joie se firent entendre; c'étaient ceux des soldats qui les poursuivaient, et qui enfin les avaient aperçus. Au même instant, Napft vint bondir aux côtés de son maître; il avait, en le reconnaissant, donné une si vive secousse 56 à la chaîne, qu'il l'avait brisée aux mains de celui qui la tenait; quelques anneaux pendaient encore à son collier.

Oui, oui, murmura Conrad, tu es un chien fidèle, Napft; mais ta fidélité nous perd mieux qu'une trahison. Maintenant ce n'est plus une chasse, c'est une course.

Alors Conrad se dirigea en droite ligne vers de lac, suivi, à trois cents pas environ, par huit ou dix archers du seigneur de Wolfranchiess; mais, arrivé au bord de l'eau, un autre obstacle se présenta; le lac était soulevé comme une mer en démence, et, malgré les prières de Conrad, aucun batelier ne voulut risquer sa vie pour sauver la sienne.

Conrad courait comme un insensé, portant toujours Roschen à demi évanouie et demandant aide et protection à grands cris, et poursuivi toujours par les archers, qui à chaque pas, gagnaient sur lui.

Tout à coup, un homme s'élança d'un rocher au milieu du chemin. Qui demande secours? dit-il.

Moi, moi, dit Conrad; pour moi et pour cette femme que vous voyez. Une barque, au nom du ciel, une barque!—Venez, dit l'inconnu en s'élançant dans un bateau amarré dans une petite anse. -Oh! vous êtes mon sauveur, mon Dieu!--Le Sauveur est celu qui a répandu son sang pour les hommes; Dieu est celui qui m': envoyé sur votre route; adressez-lui donc vos actions de grâces, et surtout vos prières; car nous allons avoir besoin qu'il ne nou perde pas de vue.-Mais, au moins, faut-il que vous sachiez o 55 Gained ground.56 Jerk. 57 Creek.

vous sauvez.-Vous êtes en danger, voilà tout ce que j'ai besoin de savoir; venez !

Conrad sauta dans le bateau et y déposa Roschen. Quant à l'inconnu, il déploya 58 une petite voile, et, se plaçant au gouvernail, il détacha la chaîne qui retenait la barque au rivage. Aussitôt elle s'élança, bondissant sur chaque vague et s'animant au vent, comme un cheval aux éperons et à la voix de son cavalier. A peine les fugitifs étaient-ils à cent pas du lieu où ils s'étaient embarqués, que les archers y arrivèrent.

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Vous venez trop tard, mes maîtres, murmura l'inconnu; nous sommes maintenant hors de vos mains! mais ce n'est pas le tout, continnua-t-il en s'adressant à Conrad, couchez-vous, jeune homme, couchez-vous; ne voyez-vous pas qu'ils fouillent à leurs trousses ? 5 Une flèche va plus vite que la meilleure barque, fût-elle poussée par le démon de la tempête lui-même. Ventre à terre, ventre à terre, vous dis-je! Conrad obéit. Au même instant un sifflement se fit entendre au-dessus de leurs têtes; une flèche se fixa en tremblant dans le mât de la barque; les autres allèrent se perdre dans le lac.

L'étranger regarda, avec une curiosité calme, la flèche dont tout le fer avait disparu dans le trou qu'elle avait fait.

Oui, oui, murmura-t-il, il pousse dans nos montagnes de bons arcs de frêne,60 d'if 61 et d'érable ;62 et si la main qui les bande et l'oeil qui dirige la flèche qu'ils lancent étaient plus exercés, on pourrait s'inquiéter de leur servir de but. Au reste, ce n'est point une chose facile que d'atteindre le chamois qui court, l'oiseau qui vole, ou la barque qui bondit, Baissez-vous encore, jeune homme, baissez-vous, voilà une seconde volée qui nous arrive.

En effet, une flèche s'enfonça dans la proue, et deux autres perçant la voile y restèrent arrêtées par les plumes. Le pilot les regarda dédaigneusemeut.-Maintenant, dit-il à Conrad et à Roschen, vous pouvez vous asseoir sur les bancs du bateau, comme si vous faisiez votre promenade du dimanche: avant qu'ils n'aient eu le temps de tirer une troisième flèche de leurs trousses, nous serons hors de leur portée; il n'y a qu'un vireton 63 d'arbalète poussé par un arc de fer qui puisse envoyer la mort à la distance où nous sommes; et tenez, voyez si je me trompe.

En effet une troisième volée de flèches vint s'abattre dans le sil61 Yew.- .62 Maple.

8 Unfastened.

63 Bolt.

59 Quivers.

60 Ash.

lage du bateau; les fugitifs étaient sauvés de la colère des hommes et n'avaient plus à redouter que celle de Dieu; mais l'inconnu semblait aguerri 65 contre la seconde aussi bien que contre la première, et une demi heure après être partis d'une rive, Conrad et sa femme débarquaient sur l'autre. Quant à Napft qu'ils avaient oublié, il les avait suivis à la nage.

Avant de quitter l'étranger Conrad pensa de quelle importance un homme aussi intrépide pouvait être dans la conjuration dont il faisait partie; il commença donc de lui dire ce qui avait été résolu au Grutli, mais au premier mot l'étranger l'arrêta.

Vous m'avez appelé à votre secours, et j'y suis venu comme j'aurais désiré que l'on vînt au mien, si je m'étais trouvé dans une position pareille à la vôtre; ne m'en demandez pas davantage, car je ne ferais pas plus.-Mais au moins, s'écria Roschen, dites-nous quel est votre nom; que nous le reportions dans notre cœur auprès de celui de nos pères et de nos mères, car, comme à eux, nous vous devons la vie,-Oui, oui, votre nom, dit Conrad; vous n'avez aucun motif pour nous le cacher.-Non, sans doute, répondit naïvement l'étranger en amarrant sa barque au rivage, je suis né à Burglen, je suis receveur du Fraumunster de Zurich, et je me nomme Guillaume Tell. A ces mots, il salua les deux époux et prit le chemin de Fluelen.

LA SOEUR DE LAIT. (Suite et fin.)

CINQ heures sonnaient à la modeste petite pendule de la nouvelle Armandine; le dernier coup l'éveilla; elle ouvrit ses rideaux avec précipitation. Mon Dieu! que je suis paresseuse : tout le monde est sans doute sur pied, car, ajouta-t-elle, c'est aujourd'hui un jour de fête. Sa tête s'inclina sur sa poitrine; elle demeura plongée dans une profonde rêverie, une larme tomba sur son sein, puis, se levant lentement, elle s'agenouilla devant un petit tableau de la Vierge elle leva ses beaux yeux vers cette image révérée; et après une fervente prière, elle parut calme et résignée.-Allons, du courage, pauvre Suzanne, se dit-elle; c'est à moi à présenter le bouquet à la jeune fiancée. Si je pouvais voir la duchesse, je la prierais de m'accompagner chez-elle. Comme elle disait ces mots, la sonnette de sa bienfaitrice, qu'elle entendit, lui annonça qu'elle était éveillée.

64 Track.- 65 Inured.

Presqu'aussitôt elle se trouva dans ses bras.-Tu as raison, mon enfant, dit la duchesse, après avoir entendu la jeune fille lui exprimer son désir, il faut aujourd'hui vous donner le baiser de paix. Apporte-moi un peignoir; ôte-moi ma dormeuse; viens maintenant. Qu'as-tu donc ? tu trembles! rassure-toi, ajouta-t-elle en l'embrassant, elle sera douce aujourd'hui, n'est-ce-pas? un jour de noces, on oublie le passé, pour ne voir que l'avenir. Toutes deux se dirigèrent vers l'appartement d'Armandine, mais, en ouvrant la porte, un cri spontané leur échappa. Le désordre qui régnait dans la chambre les avait frappées. Suzanne courut au lit de sa sœur de lait; elle n'y était pas.-Armandine levée à cette heure; ses robes éparses ça et là; qu'est-il donc arrivé? s'écria-t-elle. La duchesse vit le papier laissé ouvert; et le lut en frémissant. Suzanne la fixait avec anxiété.-Juste ciel! fut tout ce que la duchesse put prononcer, car elle tomba privée de l'usage de ses sens: mais des sels, que Suzanne lui fit respirer, la ranimèrent.

La douce enfant embrassait ses genoux.-Je n'ose vous interroger, Madame? Un malheur vous menacerait-il?-Lis, lui dit la duchesse pour toute réponse, lis. Après avoir parcouru des yeux ce billet incompréhensible, Suzanne resta stupéfaite.—Tirons-nous de cette horrible incertitude, dit enfin la duchesse. Alors, saisissant la sonnette de nuit, qu'elle agita fortement :-Ouvre cette chiffonnière, baisse l'abattant de ce secrétaire, cette corbeille n'a-t-elle point été touchée ? Pendant les ordres précipités de la duchesse, Suzanne examinait tout, mais tout était là, les bijoux, les parures, rien n'avait été touché, pas une robe n'avait été déplacée. Bientôt, une femme de chambre entra.-Qu'on fasse venir mes gens? dit la mère éplorée ; tous, jusqu'au dernier de mes valets. Ils accoururent tous; mais la duchesse, après les avoir interrogés sur la disparition de sa fille, ne put rien en apprendre. On se regardait avec étonnement: tous les visages étaient consternés, non à cause de l'amour qu'inspirait Armandine, mais à cause du désespoir de la duchesse.-Il suffit dit Madame de ***, après avoir passé sa maim sur son front brûlant; retirez-vous? Puis se levant et marchant à grands pas, elle se disait. Que faire, où aller? Elle relut encore le billet et retomba sur son siége anéantie de nouveau.-C'est bien son écriture, je m'y perds. Les heures s'écoulèrent ainsi; il en était onze lorsque le bruit d'une voiture se fit entendre dans la cour.-C'est le marquis, s'écria Suzette qui le vit descendre;-Ah! madame, qu'allonsnous faire ! En effet la duchesse, ne pouvant rassembler une idée, n'avait point songé à le faire avertir du coup qui l'accablait; et,

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