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UNE CHASSE AU CHAMOIS.

LEHMANN me tint parole, à trois heures il entra dans ma chambre tout accoutré pour la chasse; je sautai à bas de mon lit, et en un tour de main je fus prêt à mon tour; j'hésitai quelque temps entre ma carabine, qui portait plus juste et plus loin, et mon fusil, qui m'offrait la chance d'un second coup; enfin je me décidai pour mon fusil. Je retrouvai tout servi le reste du souper de la veille; mais il était de trop bon matin pour que j'eusse envie de lui faire honneur. Je me contentai de remplir ma gourde de kirsch et de mettre un morceau de pain dans mon carnier. Lehmann me vit faire et se mit à rire :-Ne vous chargez pas trop, me dit-il, nous déjeunerons dans la montagne. En effet il mit dans sa carnassière un paquet tout préparé, et qui me parut contenir un assortiment2 de provisions assez confortable.

Nous nous mîmes en marche aussitôt, mais en prenant, comme me l'avait dit Lehmann, un autre chemin que celui de la veille; au lieu de suivre la route comme nous l'avions fait jusqu'à Mitlodi, nous la traversâmes, et, piquant droit devant nous à travers plaine, nous arrivâmes au bout d'une demi-heure à un petit village que mon compagnon me dit se nommer Séerati. Lorsque nous en sortîmes, nous nous trouvâmes sur le bord d'un charmant petit lac tranquille, silencieux et argenté. Un ruisseau qui descendait du Glarnich, et qui venait se jeter en bondissant sur les cailloux dans ce charmant miroir des fées, troublait seul de son bouillonnement ce calme délicieux de la nuit. Nous le remontâmes jusqu'à sa source, puis, arrivés là, Lehmann s'engagea dans la montagne en me faisant signe de le suivre; car quoique nous fussions encore éloignés de l'endroit où nous comptions3 trouver le gibier, depuis longtemps nous ne 'parlions plus, de peur qu'un de ces échos étranges, comme il y en a dans les montagnes et qui portent la voix à des distances où l'on croirait que la détonation d'un fusil ne pourrait atteindre, n'allât indiscrètement réveiller avant le temps ceux que nous venions saluer à leur petit lever. Au reste, Lehmann, en chasseur prudent et exercé, avait pris le vent, de sorte que, avec quelques précautions de notre part, ils ne pouvaient ni nous sentir ni nous entendre.

Nous marchâmes ainsi une demi-heure à peu près dans des chemins assez difficiles, mais cependant encore praticables; de temps en temps nous passions près de grandes nappes1 de neige que nous évitions de peur du bruit qu'elle eût fait en s'écrasant sous nos pieds. Sheets.

1 In a minute.- A collection. We expected.VOL. II.

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L'air se refroidissait sensiblement, nous approchions de la région des glaces. Enfin, au pied d'un rocher, nous aperçûmes une cabane à moitiée enterrée; Lehmann en poussa la porte, y entra le premier, je le suivis.

-Nous voilà arrivés, me dit-il, et ici nous pouvons parler, car il n'y a plus d'écho qui nous trahisse: dans un quart d'heure le jour commencera à paraître, et alors nous irons prendre notre poste.

-Mais, lui répondis-je, ne vaudrait-il pas mieux aller nous placer pendant la nuit ? nous aurions eu une chance de plus, celle de ne pas être vus.

-Oui, mais il pourrait arriver qu'un chamois, que nous aurions ainsi précédé à son rendez-vous, rencontrât notre trace, et alors non-seulement rebroussât chemin, mais encore7 donnât l'alarme à ses camarades; ce qui nous ferait faire une course inutile, tandis qu'en arrivant derrière eux nous ne courons pas risque d'être éventés ;8 reste la crainte d'être vus; mais vous n'avez qu'à me suivre et à imiter tous mes mouvements, et je vous réponds que, si malins qu'ils soient, nous leur en revendrons encore. En attendant, si vons le voulez bien, nous allons fermer la porte et nous occuper de certains détails dont vous apprécierez encore mieux l'opportunité dans deux heures qu'à présent.

A ces mots, Lehmann battit le briquet, 10 alluma une chandelle, ouvrit une espèce d'armoire11 dans laquelle il y avait une casserole, une poêle et quelques assiettes, tira le paquet de sa carnassière, et déposa près de ces ustensiles du vin, du pain, du fromage et du beurre.

Ah! ah! fis-je, manifestant mon approbation pour ces préparatifs.

-Comprenez-vous ? me dit-il; nous ferons ici, sur cette esplanade, en face d'une des plus belles vues des Alpes, quelque chose de plus délicieux qu'un repas de rois, c'est-à-dire un déjeuner de chasseurs ; j'ai pensé que vous aimeriez mieux cela que de revenir à Glaris.

-Et vous avez bien pensé, dis-je; mais que fricasserons-nous12 avec notre beurre, et que mangerons-nous avec notre pain? -Ah! voilà, 13 notre déjeuner est dans le canon de notre fusil. -Diable! fis-je, et le mien qui est vide. -Chargez alors; pour moi, c'est chose faite.

5 Whilst it is dark.- 6 Should not only retrace their steps.

8 We should not run the risk of their having scent of us.may be, we shall beat them still.10 Struck a light. 12 What are we going to cook.13 Oh! as to that.

7 Besides.

9 Cunning as they

11

Cupboard.

Je glissai d'un côté une cartouche contenant dix chevrotines, et de l'autre deux balles mariées.

-Voilà, dis-je, je suis prêt.

Lehmann regarda ce fusil qui se chargeait si vivement et si commodément, me le prit de la main, le tourna et le retourna en secouant la tête.14

-Voulez-vous vous en servir et me donner votre carabine? lui dis-je.-Il hésita un instant.

-Non, répondit-il en me le rendant, ma carabine est une vieille arme, mais une arme que je connais; il y a dix ans que nous ne nous sommes quittés que pour dormir chacun de notre côté ; je suis sûr d'elle comme elle est sûre de moi, et toutes ces nouvelles inventions du monde ne nous brouilleront pas ensemble; 15 gardez votre fusil, je garderai le mien, et dépêchons-nous de gagner notre poste, car les chamois doivent être maintenant au leur.

Nous sortîmes aussitôt ; une légère teinte matinale commençait à blanchir le ciel; à nos pieds s'étendait le petit lac qui dormait toujours dans l'ombre, ayant à l'une des ses extrémités le village de Séerati, et à l'autre celui de Richisau; derrière nous s'élevait la crête de la montagne, le long de laquelle pendaient comme une chevelure blanche les extrémités inférieures d'un glacier. Au bout de vingt pas, nous trouvâmes le chemin coupé par un large ravin d'un quart de lieue de longueur à peu près; un tronc d'arbre était jeté d'un bord à l'autre ; je regardai tout autour de nous, et voyant qu'il n'y avait pas d'autre passage, je posai la main sur le bras de Lehmann; il me comprit parfaitement.

-Soyez tranquille, 16 me dit-il à voix basse, ceci est mon chemin à moi; quant au vôtre, il est plus facile: suivez le bord de ce ravin; à son extrémité vous trouverez un grand rocher qui domine17 une petite esplanade d'une vingtaine de pas; cette petite esplanade est comme une île entourée de tous côtés de précipices; aussitôt que j'aurai tiré, les chamois se dirigeront de ce côté,18 et autant il y en aura, autant sauteront du rocher sur l'esplanade, et de l'esplanade de l'autre côté, sur une pelouse19 qu'elle domine elle-même, comme elle est dominée par le rocher. Maintenant gagnez votre affût,20 ne faites pas de bruit, et attendez.

14 French sportsmen now use Lefaucheux's guns, which are loaded at the back. 15 Will never put us out of conceit with each other.16 Don't make yourself. uneasy.- 17 Commands.-18 Will come in that direction.- 19 Green sward.

20 Ambush.

-Puis-je rester encore un instant ici pour voir comment vous passerez sur l'autre bord sans balancier ?

-Parfaitement, ce n'est pas plus difficile que cela, voyez.

Lehmann ôta ses souliers, mit sa carabine en bandoulière,21 et, saisissant de ses pieds nus les aspérités du sapin, il s'avança sur ce chemin étroit et tremblant avec autant d'assurance que j'aurais pu en avoir moi-même sur le pont des Arts à Paris.

La chose était au reste, si effrayante, que rien qu'à regarder cet homme je sentais le vertige me monter à la tête;22 mes cheveux pleins de sueur se dressèrent sur mon front, tous les nerfs de mon corps se tordirent23 comme s'ils voulaient se nouer, et, ne pouvant rester debout devant un pareil spectacle, je fus forcé de m'asseoir.

En quelques secondes Lehmann arriva à l'autre bord sans accident, et se retournant, il m'aperçut assis; à son air étonné, je vis qu'il ne comprenait rien à mon attitude. Aussitôt je merelevai, et me mis en route pour ma destination. Au bout de dix minutes j'arrivai au rocher, je reconnus l'esplanade qui dominait le ravin en entonnoir24 qui s'étendait à ses pieds; seulement j'avoue que je ne comprenais rien au double bond que devaient faire les chamois, le premier étant de vingt pieds de haut à peu près, et le second de quinze ou dix-huit de large.

Lorsque j'eus fait l'inspection de mon domaine, je m'établis à mon poste, et portant les yeux vers le point où j'avais quitté Lehmann, je l'aperçus qui, après avoir fait un long détour pour se retrouver à bon vent, gravissait25 le flanc de la montagne plutôt comme un serpent qui rampe ou un jaguar qui se traîne, que comme un homme qui a reçu de Dieu des jambes pour marcher et l'os sublime pour regarder le ciel.

De temps en temps il s'arrêtait tout à coup, restait immobile comme un tronc d'arbre; alors, à force de fixer les yeux sur le même objet, tous les objets se confondaient; je ne reconnaissais plus le chasseur des rochers qui l'entouraient, jusqu'à ce qu'un nouveau mouvement me fit distinguer la nature animée de la nature morte; puis il se mettait en route avec les mêmes ruses et les mêmes précautions, profitant de tous les accidents de terrain qui pourraient favoriser sa marche, en le dérobant aux yeux du gibier défiant26 qu'il tentait de joindre; parfois je le voyais disparaître derrière un buisson, je le croyais arrêté à l'endroit où ma vue l'avait perdu.

24 Slung his gun across his shoulders.- 22 I felt a dizziness in my head.23 Twisted, curled themselves up.-24 In shape like a funnel.25 Climbed. 26 Suspicious, shy.

Je restais les yeux fixés à la place où je pensais qu'il devait être ; mais tout à coup, à trente ou quarante pas de là, je le revoyais marchant sur ses pieds, accroupi27 sur ses genoux ou rampant sur son ventre, suivant que le terrain lui permettait d'adopter l'un de ces modes de locomotion; enfin je le vis s'arrêter derrière un rocher, lever la tête, approcher son fusil de son épaule, viser un instant,2 puis, remettant son fusil au repos, traverser un nouvel espace de dix pieds, gagner une autre pierre, appuyer de nouveau sur elle le canon de sa carabine, épauler une seconde fois, puis rester immobile comme le roc qui lui servait d'appui; il faut être chasseur pour comprendre ce que j'éprouvais; j'étais haletant. mon cœur bondissait avec une telle force que je l'entendais battre ; enfin un éclair sillonna la montagne, une seconde après la bruit arriva jusqu'à moi, passa au-dessus de ma tête, et alla comme un tonnerre gronder dans les échos du Glarnich; quant à Lehmann, il était resté couché au même endroit, sans bouger après le coup. Je ne comprenais rien à son inaction, quand tout à coup je le vis reposer l'extrémité de sa carabine sur le rocher, épauler une seconde fois, viser avec la même attention, et un nouvel éclair fut suivi d'une nouvelle détonation; cette fois, il se leva aussitôt, poussant un cri et faisant un geste pour m'avertir. En effet, au même moment une ombre passa au-dessus de moi, un chamois tomba sur l'esplanade, et, d'un bond si rapide que j'eus à peine le temps de le voir, il s'élança de l'autre côté du ravin. J'étais encore tout étourdi de cette rapidité, lorsqu'une deuxième ombre répéta la même manœuvre. Machinalement je portai mon fusil à mon épaule; au même instant, une troisième ombre passa; au moment où elle touchait l'esplanade, je lui jetai mon coup de chevrotine,29 il sembla l'emporter dans sa flamme et dans sa fumée; je courus aussitôt au bord du ravin, et j'aperçus mon chamois qui, blessé sans doute, n'avait pu le franchir, et s'était retenu par la corne de ses pieds aux petites aspérités du mur en talus qui formait le rocher. Je profitai de cet instant, tout rapide qu'il était, et lui envoyai mon second coup; aussitôt il lâcha l'angle auquel il se retenait et roula au fond du ravin. Je jetai mon fusil, je descendis de rochers en rochers, d'arbres en arbres, je ne sais comme; pour le moment, il n'était plus question de vertiges ;30 je voyais l'animal se débattant dans les convulsions de l'agonie, j'avais peur qu'il ne remontât, qu'il ne trouvât quelque issue souterraine, qu'il ne m'échappât enfin par un moyen quelconque, si bien 27 Crouching.28 Take aim.- 29 I discharged the barrel, loaded with large shot.30 I forgot my dizziness.

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