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son? reprit sa mère; veux-tu que j'allume une lampe pour toi ? Reste où tu es, et profite de la fin du jour; il faudra bien que tu travailles, car je vais venir à tes côtés.

Elle rentra, en effet, un instant, et reparut bientôt avec son métier à broder.

Cependant Adrien avait repris son châssis et n'osait lever les yeux. Il peignait sur toile des oiseaux et des fleurs qui devaient être vendus comme parure aux paysannes des campagnes de Harlem. Dans le principe, il n'avait fait que tracer à la plume, sur un canevas, des dessins que sa mère brodait ensuite; mais son goût s'étant rapidement développé, ses esquisses étaient devenues des peintures pleines de fraîcheur, et qui étaient plus recherchées par les acheteuses que les broderies de la mère. Dès que celle-ci connut le profit qu'elle pouvait tirer du précoce talent d'Adrien, elle ne lui laissa plus ni loisir, ni repos. Il fallut que l'enfant renonçàt aux jeux de son âge, aux rondes du soir sur les places publiques, aux promenades du dimanche le long des prés. Plus de nids à chercher, de fleurettes à cueillir, de papillons à poursuivre; le temps d'Adrien était devenu trop précieux pour qu'il le dépensât à être heureux. Il se coucha plus tard, se leva plus matin; on éloigna de lui tout ce qui aurait pu le distraire, y compris l'air et le soleil. L'enfant subissait déjà la peine de son génie; le pauvre oiseau était devenu une poule aux œufs d'or.

Cette nouvelle vie altéra la santé d'Adrien; mais sa mère n'y prit point garde. Cette femme avait été cruellement éprouvée, et son âme était devenue semblable aux mains caleuses qui n'ont plus de toucher. Ce n'était point un être fort, mais un être endurci à la douleur. Comme elle avait toujours souffert, il lui semblait que la souffrance n'était que la vie, et parce qu'elle se montrait sans pitié pour elle-même, elle se croyait le droit d'en refuser aux autres Du reste, l'avidité de gain, qui la rendait cruelle à l'égard de son fils, venait chez elle d'un sentiment d'honneur. Chargée de dettes contractées par son mari avant sa mort, elle s'était imposé l'obligation de les payer toutes; son travail et celui d'Adrien n'avaient point d'autre but. Mais Catherine Brauwer gâtait cet acte de probité délicate par la manière dont elle l'accomplissait. C'était une de ces femmes qui, n'ayant pas les grâces du cœur, donnent au dévouement même la laideur de l'égoïsme, font tort au bien en le pratiquant, et semblent une mauvaise connaissance que l'on est fâché de voir à la vertu.

Condamné à accomplir un devoir pénible dont il ne sentait pas l'importance, contrarié dans tous ses besoins, dans tous ses goûts, Adrien n'avait point tardé à prendre sa mère en aversion. Aussi,

lorsque celle-ci tomba malade, par suite d'un travail excessif, n'éprouva-t-il point les tendres inquiétudes qu'il eût dû ressentir. La dureté des autres nous endurcit nous-mêmes, et l'indifférence des fils n'est pas la moindre punition de l'insensibilité des parens. Adrien ne vit dans les souffrances de sa mère qu'un motif de congé. La vieille femme l'avait retenu au logis seulement par la crainte; dès qu'il s'aperçut qu'elle ne pouvait plus se lever ni le battre, il méprisa ses ordres et prit la fuite.

Il y avait si long-temps qu'il n'avait joui de sa liberté, qu'il en éprouva d'abord une sorte de délire. Il traversa en courant les faubourgs et arriva en quelques minutes dans la campagne. Il y avait là de l'air, des blés mûrs et des arbres avec des oiseaux qui chantaient parmi les feuilles !.. Adrien se jeta à terre et se roula sur l'herbe en poussant des cris de joie. Il se balança ensuite aux branches des vieux sapins, but aux fontaines, courut pieds nus dans les ruisseaux et s'assit au bord d'une prairie pour se faire une coiffure de joncs.

Sa journée s'écoula ainsi à chanter, à courir, et à parler aux papillons qui passaient dans l'air. Cependant la faim l'ayant fait songer au retour, la joie commença à faire place à l'effroi il reprit le chemin de la ville lentement et la tête baissée. Au moment où il aperçut de loin le toit de sa maison, il s'arrêta tout frissonnant: il venait de penser qu'il pourrait trouver sa mère guérie, et cette idée l'épouvantait. Cependant, après un instant d'hésitation, il continua sa route timidement, en rasant les murailles; plusieurs voisines étaient arrêtées près de la porte de sa mère, et l'une d'elles l'aperçut de loin.

-Le voilà! s'écria-t-elle.

Et courant à lui :

.. D'où viens-tu, malheureux? Sais-tu ce qui est arrivé en ton absence?

-Non.

-Ta mère est morte.

L'enfant recula; rien ne l'avait préparé à cette nouvelle, et ilchancela, comme si un coup l'eût frappé. Les voisines s'empressèrent autour de lui avec cette compassion bavarde des femmes du peuple, et le firent entrer dans la maison.

La première impression d'Adrien n'avait été qu'une surprise attéranté; mais, à la vue du cadavre de sa mère, il jeta un cri de douleur. Tout ce qu'il y avait encore de bon dans ce cœur s'émut subitement, et l'enfant tomba à genoux, en pleurant, près du lit de

la morte. Les femmes qui se trouvaient là en eurent pitié et l'arrachèrent à ce spectacle.

Il passa deux jours chez une voisine, qui n'épargna rien pour le consoler. Du reste, quelque vive et sincère qu'eût été sa première douleur, elle ne pouvait être de longue durée. Sa mère ne lui laissait aucun de ces souvenirs qui rendent une mémoire sacrée ; en la perdant, il ne perdait ni protection, ni soins, ni caresses. On ne le condamnerait plus à des travaux sans relâche pour satisfaire à un honneur qu'il ne comprenait pas ; la mort venait de lui donner quittance des dettes de son père se trouver orphelin, ce n'était donc pas pour lui être seul, mais être libre.

Cependant, quoiqu'il entrevît la mort de sa mère moins comme un malheur que comme une délivrance, il n'osait se livrer à la joie confuse qu'il en éprouvait. Une pudeur de l'ame l'avertissait que ce sentiment était impie et mêlait à son contentement intérieur je ne sais quelle honte et quelle tristesse.

Le souvenir de sa mère était d'ailleurs encore vivant et le dominait par la peur. Aussi, lorsqu'il revint dans sa demeure, dont la morte avait été emportée, éprouva-t-il un saisissement profond. Il chercha des yeux le métier à broder auquel Catherine avait coutume de travailler, comme s'il se fût attendu à la trouver là; il prêta l'oreille pour s'assurer s'il n'entendait point sa voix, mais tout était vide et muet. Adrien regarda autour de lui avec angoisse: la terreur que lui avait inspirée sa mère pendant sa vie, semblait s'être attachée à cette maison, où tout lui rappelait une longue servitude. C'était la première fois qu'il y entrait sans entendre des cris, des injures, et ce silence lui faisait froid; sa liberté lui causait une sorte d'épouvante. Il lui sembla que sa mère était encore là, invisible, mais toujours implacable et veillant sur ses moindres actions. Dominé par cette espèce de vision d'enfant, il alla prendre son châssis et ses couleurs, vint s'asseoir près de la porte, et se mit à dessiner avec autant d'ardeur que si Catherine Brauwer l'eût observé.

Il travaillait depuis une heure, lorsqu'il vit une ombre s'étendre sur son esquisse. Il leva la tête et rencontra les regards d'un vieillard qui s'était arrêté près de lui et étudiait son dessin avec attention.

-Qui t'a donné des leçons? demanda l'étranger.

-Personne, monsieur.

-Quel âge as-tu ?

-Treize ans.

-Que font tes parens?

VOL. II.

A A

—Je n'en ai plus.

Le vieillard regarda encore le dessin.

-Je suis le peintre Hals, reprit-il enfin; viens avec moi, je serai ton maître et je prendrai soin de toi.

Au milieu de toutes les misères d'Adrien, la pensée qu'il pourrait un jour devenir peintre avait parfois traversé son esprit, mais comme un rêve trop beau pour y croire. On juge quel effet la proposition de Hals dut produire sur lui. Le vieux professeur profita de ce premier enivrement pour l'emener, et, le lendemain, Brauwer, était établi dans l'atelier de son patron avec les nombreux élèves auxquels celuici donnait ses soins.

L'année qui suivit fut pour Adrien une année d'ivresse, car la peinture lui dévoila une à une toutes ses ressources. La peinture n'était point encore devenue un sujet de discussions esthétiques; persuadés qu'imiter la nature était le meilleur moyen de reproduire la vie dans toutes ses expressions, les artistes s'étaient adonnés tout entiers à l'étude de la forme, et quand ils étaient parvenus à faire respirer le bois ou la toile, quand ils y avaient répandu toutes les grâces ou toutes les énergies que Dieu lui-même avait imprimées au front de ses créatures, ils croyaient avoir fait une œuvre de génie. L'art n'avait donc alors rien de métaphysique; c'était le résultat d'une contemplation perspicace, une sorte d'intuition naïve, aidée d'études patientes, d'essais multipliés et d'adresse pratique.

Brauwer n'eut point par conséquent à s'égarer dans des inspirations fantastiques; il chercha l'art, comme Dieu avait dit de chercher la vérité, avec la foi des petits enfans. Toujours l'œil fixé sur le monde extérieur, il s'efforçait d'en saisir la forme, le mouvement. Ses tablettes passées dans sa ceinture ne le quittaient jamais, et on le voyait dans les rues de Harlem suivant les jeunes servantes qui revenaient de la fontaine, les soldats ivres, les commères en querelles, et crayonnant à grands traits les poses charmantes ou grotesques qui frappaient ses yeux.

Grâce à ces études acharnées, ses progrès furent immenses, et, au bout de deux années, ses tableaux commencèrent à être remarqués par les connaisseurs. Hals, qui avait prévu ce succès, et dont la bienveillance n'avait été qu'un calcul d'avarice, profita habilement de sa bonne fortune. Il exigea de l'enfant plus d'assiduité et vendit chèrement aux brocanteurs ses moindres esquisses. Mais comme les condisciples d'Adrien commençaient à s'apercevoir de sa supériorité, il craignit que quelque circonstance ne la lui révélât à luimême, et pour, éviter ce danger, il l'enferma seul dans un grenier

écarté, en lui donnant une tâche pour chaque jour. Ainsi, pour la seconde fois, son talent devenait funeste à Brauwer, et lui ravissait son seul héritage, la liberté !

Malheureusement pour lui, ses tableaux, plus connus, furent plus recherchés, et les gains de Hals s'accrurent d'autant. L'or est pour les avares comme ces liqueurs dévorantes qui allument la soif au lieu de l'éteindre; bientôt l'avidité du vieux peintre ne connut plus de bornes. Il eut recours à tous les supplices pour forcer Adrien à un travail continuel et rapide; Il retrancha sur sa nourriture, lui refusa un lit, des vêtemens, et le pauvre enfant en arriva à regretter sa captivité d'autrefois et les duretés de sa mère.

Cependant la disparition d'Adrien avait excité la curiosité des autres élèves de Hals; on sut bientôt où il était renfermé. Van Ostade (le même qui s'illustra plus tard dans la peinture) jura qu'il réussirait à le voir, En effet, il profita de l'absence du maître pour arriver jusqu'au grenier de Brauwer, et appliqua son œil à une fente de la porte; mais à peine eut-il regardé quelques instans qu'il jeta un cri d'admiration: il venait d'apercevoir le dernier tableau achevé par Brauwer. Après avoir échangé quelques mots avec le captif, il se hâta de redescendre à l'atelier pour raconter ce qu'il avait vu. Tous les écoliers voulurent s'assurer par leurs yeux de cette merveille, et vinrent successivement à la porte d'Adrien. La plupart se contentèrent d'admirer, mais quelques-uns, marchands de tableaux en herbe, qui étudiaient l'art, non dans le but de l'honorer, mais de l'exploiter, songèrent aussitôt à tirer parti de la circonstance. Ils proposèrent à Brauwer de leur peindre les cinq sens et les douze mois de l'année, à raison de quatre sous pièce !.. Adrien accepta avec empressement, tout surpris que ses peintures pussent être achetées quelque chose.

Cependant Van Ostade revint plusieurs fois le voir, et l'engagea à fuir, en l'assurant qu'il pourrait vivre partout de son pinceau. Brauwer doutait encore; mais l'hiver avait commencé, le froid devenait intolérable dans le grenier de maître Hals. Adrien se décida à partir, et, après avoir livré à quelques camarades huit ou dix tableaux pour une somme d'environ trente sous, il força la porte de sa prison et prit la fuite.

Une fois libre, son premier soin fut d'entrer chez un pâtissier, où, avec l'imprévoyance d'enfant qui fut le fléau de sa vie entière, il échangea tout son argent contre une provision de pain d'épices. Il se mit ensuite à parcourir la ville, sans savoir ce qu'il devait faire ni de quel côté se diriger.

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