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Je cours depuis longtemps déjà, continue le ruisseau, je serpente au milieu des prairies en fleurs, au milieu des montagnes arides.-Je fuis, je fuis dans la campagne, et longtemps je fuirai encore.-Mais, jamais dans ma course si longue, la fleur que je baignai dans mon onde ne n'apparut aussi belle que toi; jamais le parfum d'une fleur ne m'a rempli d'amour comme le tien.

"Penche-toi toujours, modeste fleur, et laisse-moi te bercer un instant au-dessus de mon oude pure.

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Et fleur se penchait toujours et s'approchait si près, si près, que le zéphir qui passait alors n'entendit pas le baiser qu'ils échangèrent.

I a lune éclaira pendant la nuit les amours du ruisseau et de la fleur; et l'onde qui ccurait, chantait toujours, et berçait l'amante joyeuse.

Quand la Reine des nuits disparaissait vers le matin, quand l'oiseau dans la campagne chantait l'approche du jour, la fleur avait cessé de rêver. Et depuis cette nuit si belle, le ruisseau a oublié le chant d'amour qu'il répétait autrefois ; et par un murmure triste et doux, pleure la fleur qui n'existe plus.

L'ARAIGNÉE ROUGE

DEUXIÈME PARTIE

LE NENUPHAR BLANC

SUITE 1

Libre alors de s'occuper de son malheureux ami, Perkins le fit transporter sous la tente. Là il examina sa blessure.

Elle était fort grave: le fer de la lance avait pénétré profondément dans sa poitrine, entre la quatrième et la cinquième côte; il était à craindre que quelque organe essentiel ne fût attaqué.

Madame Lauters était folle de douleur.

Sans pouvoir prononcer une parole, sans qu'une larme s'échappât de de ses yeux, elle tenait sur ses genoux la tête de son mari dont les yeux étaient fermés, et qui n'avait pas repris connaissance.

1 Voir pages 396, 408, 421, 430, 443, 455, 466, 482, 493, 505, 517, 529, 543, 552 et 563 de la première année.

Le commandant de l'Eclair qui, comme tous les officiers de marine, avait quelques notions chirurgicales, pɔsa de son mieux un premier appareil sur la blessure du puuvre négociant, et il s'efforça de dissimuler le peu d'espoir qu'il avait de le sauver.

La yole continuait à descendre rapidement la rivière que le soleil commençait à dégager des brumes du matin.

Un silence de mort régnait à bord. Au murmure des flots que chassaient les avirons, se mêlait seulement le bruit de la respiration haletante des rameurs. Comprenant qu'ils couraient le même danger que leurs maîtres, ils redoublaient d'efforts pour fuir.

Les bouquets verdoyants de l'île des Français sortaient peu à peu du brouillard; la végétation luxuriante de ces parages élevait coquettement ses épais rideaux à l'horizon; par moments des centaines d'oiseaux passaient à tire d'aile au dessus du canot. Tout enfin semblait saluer joyeusement dans la nature le réveil et la vie, comme pour faire un contraste saisissant avec la situation terrible où se trouvaient le contrebandier et ses amis.

Perkins interrogeait avec anxiété chacune des sinuosités du fleuve, s'attendant à voir reparaître, on les pirates qui l'avaient attaqué, ou quelque autre embarcation da Lys-d'Eau.

C'est dans ces alternatives de crainte et d'espérance que les fugitifs atteignirent enfin le petit village de Dorfer, sur la côte nord de l'île des Français.

Le commandant de l'Eclair se demanda s'il ne s'y arrêterait pas quelques instants, mais un coup d'oeil jeté sur le blessó Ini fit comprendre qu'il devait se hâter de gagner le mouillage de Whampoa.

M. Lauters, en effet, ne donnait plus signe de vie.

Quant à sa femme, elle laissait reposer 1 tête de son mari sur ses genoux, et les yeux fixés sur son visage décoloré, ell smblait être la statue du Désespoir.

Une demie-heure plus tard, la yole doubla la pointe Bernard pour entrer dans la rade de Whampoa.

Perkins accosta aussitôt un grand trois-mâts marchand, le Britannia, dont le capitaine lui envoya immédiatement son médecin.

Il était trop tard, M. Lauters avait cessé de vivre.

Le docteur affirma que la mort avait dû être presque instantanée. A cette nouvelle, madame Lanters revint tout à fait à elle, mais pour faire retentir l'air de ses cris, s'acensant d'avoir causé l'assassinat de son mari, et refusant de se séparer de son cadavre.

Il fallut, pour ainsi dire, le lui arracher de force. Elle ne céda que sur la promesse formelle qu'il serait transporté à Hong-Kong pour y être enseveli,

Le contrebandier le lui jura, et il parvint ainsi à obtenir de la pauvre femme qu'elle montât à bord pour y attendre que ses hommes, qui avaient besoin de quelques heures de repos, pussent reprendre leurs avirons pour descendre jusqu'à Lintin.

Perkins tenait à ne pas s'arrêter longtemps à Whampoa, car il voyait, dans l'attaque dont il venait d'être l'objet, la preuve que les pirates connaissaient ses projets. Il était donc important de ne pas leur laisser le temps de se mettre plus complètement sur la défensive.

VII

la vengeance de Tchou

La rade de Whampoa est certainement une des stations les plus curieuses du globe.

Située au-dessus des fameux forts de Bocca-Tigris, à plus de vingt lieues de l'embouchure du fleuve des Perles, elle occupe les divers canaux qui séparent les îles dont la rivière est semée à cet endroit, canaux qui forment une croix et où chaque nation a son mouillage particulier.

C'est, à proprement parler, à dix milles en dessous de Canton, un grand avant-port que les navires européens ne pouvaient alors dépasser sous aucun prétexte.

Le plus curieux de ces navires sont ceux dont on a fait des maisons. de commerce flottantes.

Sur de grands pontons, on aperçoit de véritables magasins avec leurs rayons, leurs comptoirs, tout leur attirail de vente.

Les embarcations des acheteurs s'arrêtent au pied de l'étroit escalier qui conduit à la porto d'entrée, au-dessus de laquelle s'étale en grosses lettres, le nom d'un tailleur, d'un bottier ou d'un marchand de comestibles, et le plat-bord de chacune de ces singulières embarcations est armé de petits pierriers destinés à imposer aux Chinois un respect qu'ils possèdent médiocrement: celui de la propriété de l'étranger.

Grâce à cette installation, le capitaine-cordonnier-épicier ou tailleur de chacun de ces étranges bâtiments peut, à sa volonté et à la première alerte, transporter son établissement en lieu de sûreté.

Il lui suffit de lever l'ancre et de se laisser aller à la dérive. Quant au village de Whampoa, il se compose d'une seule rue, de quatre mètres de largeur et de trois cents mètres de longueur à peu près. Toutes les maisons ou plutôt toutes les cases qui tournent le dos à la rivière étant bâties sur pilotis, on y grimpe par des échelles aux barrea ux humides et glissants, dont la rapidité du courant et le remous rendent parfois l'ascension des plus dangereuses.

Il n'y a là, d'ailleurs, que de pauvres petits marchands et les fournis

seurs ordinaires, blanchisseurs, bouchers et pêcheurs, des grandes stations navales, car nul européen ne se hasarderait à passer une nuit à terre à Whampoa.

Au moment où Perkins y arrivait, la rade tout entière présentait une agitation inaccoutumée.

La nouvelle de l'approche des Taï-Pings s'y étant déjà répandue, on craignait qu'au milieu de ses nouveaux embarras, le vice-roi n'eût plus le pouvoir de protéger les étrangers aussi efficacement qu'il l'avait fait jusque-là.

Aussi les bâtiments marchands qui étaient chargés faisaient-ils leurs préparatifs de départ, tandis que les autres se mettaient en état de défense.

Quant aux magasins flottants, la plupart d'entre eux s'étaient déjà laissés dériver jusqu'à la pointe Alceste, extrémité de la rade, afin d'être prêts, au premier signal, à descendre le fleuve.

De nombreux bateaux mandarins avaient traversé le mouillage pendant la nuit et s'étaient dirigés du côté des forts. De plus, d'obséquieuse qu'elle était, la population était devenue tout à coup brutale et insolente.

Il y avait enfin de la révolte dans l'air, et lorsque les Anglais connurent l'attaque dort leur compatriote avait été l'objet à quelques milles à peine de Canton, ils ne doutèrent plus de la complicité des autorités chinoises.

Perkins, bien qu'il ne fût pas tout à fait de cet avis, n'en avait pas moins hâte de rejoindre sir Arthur à bord de l'Eclair, afin de profiter de la journée pour conduire sa goëlette de Lintin à Lantao et transporter le corps de M. Lauters à Hong-Kong.

sud.

Il pressa donc ses hommes et la yole reprit bientôt sa course vers le

Le mort, enveloppé dans un pavillon, avait été couché sous la tente.
Madame Lauters priait et pleurait auprès de lui.

Peïho était à la barre. Perkins surveillait les rives du fleuve avec sa longue-vue.

L'embarcation franchit ainsi sans encombre le passage Bocca-Tigris. Il était à peine cinq heures du soir lorsqu'elle accosta l'Eclair, au mouillage de Lintin.

Grâce au courant, elle avait mis moins de huit heures à franchir les quarante milles qui séparent cette île de Whampoa.

La goëlette de Perkins avait vingt-six mètres de long sur sept de large, et c'était bien la plus élégante construction navale qui se pût voir.

Lorsqu'elle était à la voile, on eût dit un albatros au plumage de neige, se balançant sur les flots, grâce à l'immense voilure de lin dont se couvraient ses deux mâts inclinés sur l'arrière.

Son avant, finement taillé comme celui d'un steamer, supportait un beaupré dont le bout-dehors légèrement courbé se garnissait, ainsi que ses étais, de focs coupés en soleils.

Sa muraille extérieure était peinte en noir, depuis son doublage de cuivre jusqu'à ses lisses, brillantes comme de l'or. Ses mâts étaient si soigneusement galipotés qu'ils semblaient en bois d'acajou.

Son armement se composait de deux caronades de douze qui se montraient aux sabords de l'arrière comme deux coquettes à leur balcon, d'une longue pièce de cuivre, à pivot, sur son gaillard d'avant, et, çà et là, sur les plats-bords, d'une demi-douzaine de petits pierriers du plus charmant aspect.

L'Eclair n'avait pas de dunette ni de gaillard d'avant. Son pont, poli comme une glace, s'étendait de bout en bout en bordages étroits qui le faisaient paraître plus long encore. Tout ce qui n'était pas en bois, c'est-à-dire les compas, les rateliers, les cabillots, était en cuivre soigneument entretenu. A l'arrière, les caissons renfermant les pavillons et tous les ustensiles de la timonerie étaient assez larges ponr servir pendant la journée, et même pendant la nuit, de lits de repos, qu'abritaient les tentes à rideaux qui entouraient le bâtiment dans toute sa longueur, comme d'un voile mystérieux.

On voyait, en le parcourant, que Perkins y avait souvent sacrifié l'utile à l'agréable; mais la fortune du contrebandier était faite; depuis longtemps déjà, il voyageait presque en amateur.

Peu lui importait de vendre un peu moins d'opium aux habitants du Céleste-Empire. Ce qu'il voulait surtout, c'était naviguer le plus agréablement possible. Il avait réellement résolu ce problème difficile.

Seul, le centre de son navire, entre les deux mâts, était réservé à la cargaison du précieux narcotique. Tout le reste étant pour lui, ses officiers et ses hommes, il s'était fait sur mer une installation flottante où le luxe le disputait au confortable

Son équipage ait formé d'une trentaine de solides malabars qui étaient à bord depuis plusieurs années; son état-major ne se composait que de deux officiers: Morton, le second, et James, le lieutenant.

Il est vrai que l'Eclair avait de plus, comme second commandant, sir Arthur Murray, qui, bien que simple volontaire, n'était pas moins un marin consommé.

On comprend la colère et le chagrin de sir Arthur lorsque le contrebandier lui eût appris ce qui s'était passé.

C'était une raison de plus, selon lui, pour opérer une descente aux Ladrones dans le plus bref délai, le lendemain même, si on le pouvait. Ce n'était pas seulement une question d'intérêt, mais aussi un acte de justice à accomplir.

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