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tants ne se serait peut-être soucié de lutter contre Tchou, quelques-uns se penchèrent à la fenêtre pour le chercher du regard sur le fleuve, en criant à l'assassin. Ils pensaient bien que Tchou n'avait pas eu l'intention de se noyer, mais de fuir.

D'autres, au contraire, s'élancèrent par l'escalier du bateau et, de là, dans des embarcations, afin de poursuivre le bandit.

Quant à Ming, atterré, anéanti, désespéré de voir le meurtrier de Lin lui échapper, cela au moment où le hasard le plus étrange l'avait mis en sa présence, il s'était laissé tomber sur un siège et ne répondait aux joueurs qui l'interrogeaient que par des lambeaux de phrases entrecoupées de soupirs et de malédictions.

Ah! le scélérat, le monstre ! répétait-il pour la dixième fois. Dire qu'il était là, que je l'avais enfin et qu'il a pu disparaître ! Ah! c'est fini, je suis bien perdu!

Pas encore, mon cher président, pas encore ! lui dit soudain une voix qui le fit tressaillir.

Ses regards anxieux se levèrent sur un homme qui venait de bondir dans la salle de jeu et lui tendait les deux mains.

Vous, Perkins! vous! s'écria le pauvre mandarin au comble de la stupéfaction.

C'était, en effet, le contrebandier qui venait d'apparaître d'une façon si complètement inattendue.

Moi-même répondit-il.

-Ah! mon brave capitaine, si vous saviez ?

Je sais tout !

- Il était là, je n'avais qu'à étendre le bras!

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Oui, par la fenêtre, dans la rivière! Dieu sait où il est maintenant !
Dans mon embarcation, tout simplement.

Hein! vous dites? dans votre embarcation? Tchou! Ca n'est pas

possible!

Ming s'était levé; il était facile de lire sur sa physionomie bouleversée qu'il ne comprenait rien à ce qui se passait.

Perkins eut pitié de lui.

Voyez-vous, mon cher mandarin, nous n'admettons guère, nous autres barbares, que des gens se jettent dans l'eau par une fenêtre, au milieu de la nuit, sans quelque déplorable raison. Je venais de l'île de Honan, où j'étais allé vous voir avec mon ami sir Arthur, et nous retournions à la factorerie, car vous savez que la paix est faite entre le vice-roï et la colonie.

Non, je ne le savais pas !

Nous retournions donc tranquillement à la factorerie et nous pas

sions au milieu des bateaux de fleurs, lorsque nous avons aperçu ce singulier aréolithe qui tombait du ciel. Au même instant, nous avons entendu des cris. Ma foi, bien que nous soyons payés pour ne plus nous occuper des affaires de la police de Canton, la curiosité et l'humanité nous ont emportés; j'ai donné un coup de barre vers l'endroit où avait disparu le plongeur. Il est justement revenu sur l'eau, à deux brasses de ma yole. Mais le gaillard, à ce qu'il paraît, ne voulait pas se laisser repêcher. Seulement sir Arthur, qui fait partie de la société de sauvetage de la Tamise, est entêté en diable: de plus, il nage comme un poisson. Il a tout simplement piqué une tête savante et, deux minutes après, il ramenait à bord le fugitif, en le traînant par sa longue natte de cheveux. C'est en le hissant sur ma yole que je l'ai reconnu, non pas à ses regards, car il était évanoui. Alors, il est là, dans votre canot?

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Oui, mais soyez sans crainte, sous la surveillance de Sir Arthur et solidement ficeló, de façon à ne sortir de son état de noyé que pour passer à la qualité de prisonnier.

-Mon cher Perkins, mon cher Perkins!

La surprise et la joie ne permettaient pas à Ming d'en dire d'avantage.

Allons, venez, vous lui devez bien une visite, dit le capitaine, en passant son bras sous celui du mandarin.

Le gros magistrat, que ses jambes pouvaient à peine soutenir, se laissa docilement conduire jusque sur l'avant du bateau, de fleurs, que les joueurs encombraient et où la yole du contrebandier avait accosté. Là, retrouvant un peu de sa dignité, il se fit faire place et descendit dans l'embarcation pour contempler son ennemi à son aise.

Il ne pouvait croire à son bonheur.

Mais c'était bien Tchou qui était étendu à l'arrière du canot; il n'y avait pas moyen de s'y tromper.

Ses traits contractés par l'asphyxie le rendaient encore plus hideux. Il ne donnait encore aucun signe d'existence, malgré les frictions et tous les soins dont il était l'objet.

— Eh bien ! monsieur le président, lui demanda l'ami de Perkins, le voilà votre assassin, votre Araignée Rouge! Qu'en dites-vous ?

Ah! vous êtes de bien braves gens! répondit naïvement le mandarin en se précipitant dans les bras du gentilhomme.

Cette démonstration de reconnaissance accomplie, il appela ses serviteurs, que tout ce bruit avait rapprochés, puis il passa dans sa gondole avec Perkins, et les deux embarcations nagèrent côte à côte dans la direction des factoreries.

Un quart d'heure après, elles en abordaient le quai, et Tchou, toujours évanoui mais toujours solilement attaché, était transporté dans une

petite chambre, où sir Arthur se chargeait de le surveiller pour ne s'en débarrasser, mort ou vif, qu'au jour, en faveur du préfet de police.

La nuit était trop avancée pour que Ming pût songer à retourner chez lui; il n'était pas fâché, d'ailleurs, de ne pas s'éloigner de celui qu'il avait eu tant de peine à retrouver.

Il accepta donc l'hospitalité de Perkins, et une fois confortablement installé dans un bon fauteil, après s'être reconforté par un grand verre d'excellent sherry, il songea à demander à son hôte quelques explications complémentaires, car tous ces évènements auquels il était mêlé troublaient singulièrement son cerveau.

-Mon Dieu, mon cher président, lui répondit le capitaine, mon récit ne sera pas long. Le lendemain du jour où vous avez reçu ma lettre, l'expédition contre les Ladrones était prête, l'Éclair, malheureusement ne pouvaient en faire partie, ma s vous pensez bien que, moi, je n'ai pas manqué de m'y joindre. Grâce aux renseignements que nous avait donné ce pauvre Peïho...

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Ah! oui, le pendu! Encore une chose qui m'échappe tout à fait.

Je vous l'expliquerai plus tard. Grâce à ses renseignements, nous pûmes débarquer brusquement à Wang-mu. Les pirates ne nous attendaient pas. Je vous assure que mon malheureux ami est vengé. Lorsque nous avons quitté l'île, il n'y avait plus une case debout ni un homme vivant. Tous les band ts qui n'é aient pas morts dans la lutte avaient été transportés sur un de nos avisos. Ah! ils se sont bien défendus! L'un de ces misérables a poignardé sous nos yeux une pauvre jeune fille qui nous appelait à son secours. J'ai appris depuis que c'était l'ancienne domestique de madame Liou.

Celle qui a disparu de Foun-si, Rose? demanda Ming au comble de la surprise.

Oui, celle-là même, répondit Perki s. Tchou l'avait livrée à Woumpi; le pirate l'a tuée plutôt que de la laisser tomber entre nos mains. Lorsque nous sommes rentrés à Hong-Kong, nous avons appris que le vice-roi avait fait savoir au gouverneur qu'il approuvait absolument son excursion aux Ladrones, et comme il avait reçu des frontières de la province la nouvelle que les Taï-pings, loin de songer à se diriger sur Canton, étaient en retraite vers le Nord, le prince ajoutait qu'il espérait que les bons rapports ne seraient pas suspendus un seul instant entre la colonie e le gouvernement impérial.

J'ignorais tout cela. Il est vrai que la politique m'intéressait peu. -Je me suis rappelé que c'était le lendemain même que devait avoir lien l'exécution de Saule-Brodé et d'I-té.

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-Et la vôtre ! Je suis parti alors sans perdre une heure, afin de faire

ane dernière tentative auprès du vice-roi. En arrivant à Honan, j'ai trouvé votre lettre qui, malheureusement, ne me disait pas ce que vous étiez devenu, et c'est au moment où je retournais à la factorerie, fort inquiet à votre sujet...

- Mon bon Perkins!

Que j'ai aperçu notre plongeur. Vous savez le reste?

- Ah! mon ami, mon cher ami! Que de reconnaissance! L'énorme mandarin, les larmes aux yeux, se jeta dans les bras du contrebandier pour la dixième fois.

Pendant ce récit, le jour était venu et le noyé avait repris connaissance, grâce au traitement énergique que lui avait fait subir sir Arthur.

Lorsque Tchou se rendit compte de ce qui s'était passé, lorsqu'il reconnut autour de lui ses ennemis implacables qui le tenaient enfin à leur merci, ses traits eurent une horrible expression de haine, mais il comprit bientôt qu'il était vaincu, que toute lutte était désormais impossible, et il se résigua aussitôt avec le fatalisme ordinaire des gens de sa race.

Une heure plus tard, le prince était informé de cette capture du boucher, madame Liou apprenait à ses enfants qu'ils étaient sauvés, l'assassin de Lin était enfermé, pieds et poings liés, dans un cachot, d'où il ne devait sortir que pour comparaître à son tour devant la justice, et l'honorable président de la Cour criminelle s'étendait voluptueusement sur les coussins de sa gondole en murmurant :

Que Bouddha soit loué ! Et aussi ce cher Perkins! Je ne recevrai donc pas cent coups de bambou. C'est égal, quelle étrange aventure! Je crains que mon estomac n'en souffre longtemps !

IX

La mort Jente

On comprend que l'instruction de l'affaire de Tchou ne traîna pas en longueur.

Ming, qui n'avait pas moins hâte de se venger de toutes les tortures qu'il devait à l'ancien boucher que de se réhabiliter comme magistrat, mena si rapidement les choses que, trois jours après son arrestation, l'assassin de Lin comparaissait devant la justice.

Nos lecteurs se souviennent de cette salle d'audience où nous les avons introduits au commencement de ce récit, pour les faire assister au martyre de Saule-Brod et de son cousin.

La foule y était plus considérable encore qu'à ce dernier procès; deux rangs de soldats de police pouvaient à peine la contenir. Lorsque Tchou apparut entre les deux bourreaux qui le maintenaient par une chaîne de fer passée autour de son cou, elle éclata en mille cris de colère.

Elle aussi voulait se venger de la haine qu'elle avait témoignée quelques semaines auparavant à deux malheureux innocents.

Mais ces manisfestations ne troublèrent pas un seul instant l'accusé. Après s'être avancé aussi rapidement que le lui permettaient ses sinistres guides, il s'était planté, la tête haute et le regard chargé d'éclairs, devant cet escalier lugubre qui menait au prétoire.

Ainsi que d'ordinaire, les marches en étaient occupées par les aides de l'exécuteur armés de leurs instruments de supplice, mais les assistants craignaient qu'ils ne fussent inutiles.

Il était probable, en effet, que Tchou ne ferait que renouveler devant ses juges les avœux qu'il avait déjà faits dans la prison.

Quand à Ming, il avait repris son siège de président.

Jamais il n'avait été plus grave, plus digne, plus orgueilleux de son poste, plus pénétré de la gravité de ses fonctions.

A la sollicitation de Perkins, il avait dispensé Saule-Brodé de paraître aux débats ; mais I-té, le principal accusé de jadis, était là, sur un des sièges réservés de l'estrade, à quelques pas du tribunal et auprès de madame Liou, dont le président de la cour criminelle avait jugé la présence indispensable.

Il n'y manquait pas non plus le contrebandier et son ami sir Arthur, qui avaient joué un rôle si important dans l'arrestation de l'assassin. Le vice-roi lui-même s'était fait représenter par un de ses officiers.

Lorsqu'il eut obtenu le silence nécessaire, et il ne fallut rien moins, pour arriver à ce résultat, que la distribution, par les soldats de police, d'un certain nombre de coups de fouet sur l'auditoire, nellement la parole:

Ming prit solen

-Vous êtes bien le nommé Tchou, ancien boucher à Foun-si? demanda-t-il à l'accusé.

-C'est mon nom, répondit celui-ci d'une voix rude, et j'ai été boucher à Foun si.

- Vous avez assassiné le seigneur Lin la nuit de ses noces !

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De Saule-Brodé qui m'avait trompé ; qui, après m'avoir souri, envoyé des fleurs, promis sa main, l'avait donné à un autro.

-

Tu mens, misérable! interrompit madame Liou, qui ne put rester maîtresse de son indignation en entendant accuser sa fille d'une telle duplicité, tu mens !

(La fin au prochain numéro.)

RENÉ DE PONT-JEST.

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