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Tchou tressaillit à peine.

Roumi se pencha une seconde fois, saisit un second couteau, jeta à la populace les mots : "Épaule gauche," et l'arme glissa dans cette partie du corps de l'assassin, qui ne put retenir un cri de douleur.

L'assistance y répondit par un hourra frénétique.

Le tourmenteur se pencha, s'arma de nouveau, toujours au hasard, et le visage du boucher se couvrit d'un flot rouge.

C'était dans un de ses yeux que le couteau de Roumi venait de disparaître.

On avait entendu le choc de la tête de Tchou contre le bois, puis elle était retombée sur sa poitrine.

Ce fut alors un épouvantable combat entre la souffrance et la torture, entre la vie et la mort.

L'assassin se tordait pour échapper à chaque nouveau coup: les cordes qui le retenaient s'imprimaient dans sa chair; l'estrade gémissait sous ses efforts; ses hurlements de douleur allaient en s'affaiblissant.

Dans la populace, ce n'était plus de l'enthousiasme, c'était du délire! Le bourreau, affolé lui-même, ivre, couvert de sang, ne prononçait plus un seul mot.

Il puisait dans le sini tre panier et frappait, frappait toujours, bien que sa victime fût morte, car prenant sans doute Tchou en pitié malgré ses crimes, Bouddha avait voulu que le sixième poignard fût celui dont le manche portait le mot: "Cœur. "

Mais la loi voulait que les vingt couteaux servissent tous, les uns après les autres.

Et le peuple applaudissait Roumi qui s'acharnait contre un cadavre. Enfin, l'exécuteur souleva le panier pour faire voir à tous qu'il était vide, et la foule poussa un dernier cri de joie.

L'horrible drame de la mort lente était fini!

A la même heure, la petite ville de Foun-si était le théâtre d'un spectacle tout autre.

La nouvelle de l'innocence de Saule-Brodé, innocence dont chacun avait toujours été convaincu, et celle de la condamnation de Tchou y avaient causé une joie immense.

Toute la population s'était portée au devant de madame Liou et de sa fille, que Ming avait voulu reconduire lui-même dans sa gondole pavoisée.

Lorsque les deux femmes mirent pied à terre, mille acclamations joyeuses les accueillirent, et elles durent passer sous les arcs de feuilages dont la rue des Batteurs-d'Or était ornée en leur honneur.

Le gros mandarin donnait le bras à madame Liou ; I-té serrait celui de sa cousine contre son cœur.

Le jeune lettré était tout à fait remis de ses blessures; Saule-Brodé commençait déjà à reprendre sa fraîcheur et sa beauté d'autrefois.

Perkins et sir Arthur les suivaient.

Le cortège atteignit bientôt cette petite maison où le malheur s'était si impitoyablement introduit deux mois auparavant, et au moment où Ming s'inclinait respectueusement devant madame Liou pour lui faire ses adieux, elle jeta un cri de surprise.

La maison de Tchou avait disparu !

L'emplacement qu'elle occupait, il y avait quatre jours à peine, s'était subitement transformé en un jardin délicieux, au milieu duquel s'élevait un ravissant kiosque.

C'était l'honorable président de la Cour criminelle qui, à coups de piastres, avait obtenu ce miracle d'habileté des jardiniers chinois.

Madame, dit-il, j'ai voulu que rien ne pût rappeler le passé à votre charmante fille. Je vous prie humblement de l'autoriser à accepter ce souvenir comme l'expression de mes regrets et comme mon cadeau de noces.

Fort émue de ce procédé et oubliant, au milieu de sa joie, tout ce que Ming lui avait fait souffrir, la même Saule-Brodé put à peine trouver quelques mots de gratitude.

Le magistrat,un peu embarrassé lui-même de son rôle, profita des hésitations de madame Liou pour la saluer une dernière fois, et il se retourna vers son ami Perkins, qui lui tendait les mans en lui disant :

C'est très-bien, Ming; vous êtes décidément un brave homme ! -Eh! mon cher capitaine, répondit modestement le mandarin, je fais de mon mieux pour vous ressembler, à vous et à sir Arthur. Mais partons, ces émotions me troublent. Heureusement que j'avais tout prévu. Mon cuisinier m'a préparé, pour me remettre, un excellent dîner, que je vous offre de partager avec moi. J'espère que votre ami me fera également l'honneur d'accepter mon invitation.

Sir Arthur s'inclina en souriant, Ming passa son bras sous celui du contrebandier avec le plus touchant abandon, et la gondole du président reprit bientôt, sous l'impulsion de ses dix rameurs, la direction de l'île de Honan.

Une heure après, pendant que l'exécuteur enlevait de l'échafaud le corps mutilé de Tchou, Saule-Brodé et I-té échangeaient devant madame Liou la promesse d'une union que la loi ne leur permettait de célébrer que trois mois plus tard, et l'honorable président de la Cour criminelle de Canton, en prenant place avec ses invités à une table somptueusement servic, leur disait d'une voix émue:

C'est égal, mes chors amis, je l'ai échappé belle! Sans vous, en ce moment peut-être, au lieu de fêter dignement la réconciliation de la Chine et de l'Angleterre, je recevais cent coups de bambou !

RENÉ DE PONT-JEST.

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Quelques jours avant l'ouverture de la session, le docteur Madelor vit arriver chez lui, de la fenêtre de son cabinet de travail, un vieux bonhomme cassé et courbé, s'appuyant pesamment sur une canne à grosse pomme et conduisant par la main un enfant d'une dizaine d'années.

Le vieillard était le médecin du village des Armoises, le docteur Savigné, un ami de la famille Combredel: il avait signé le fermier pendant sa courte maladie.

L'enfant était Jérôme, le fils d'Anne Combredel, de celle qu'on appelait l'empoisonneuse.

M. Savigné traversa le jardin et sonna. Madelor, qui l'avait reconnu, vint ouvrir lui-même et l'introduisit dans son cabinet. Savigné paraissait très ému.

En quoi puis-je vous être utile, mon cher confrère? dit le docteur Madelor.

Jérôme avait quitté la main de Savigné et errait curieusement dans le cabinet, tournant autour des cornues, des appareils et de flacons.

Auprès de la fenêtre, la fille du docteur Madelor, une enfant de six ans, assise sur un tabouret, travaillait à des chiffons dont elle confectionnait une robe pour sa poupée; celle-ci gisait auprès d'elle le ventre contre le plancher, les bras en croix.

Les enfants se regardèrent, un peu étonnés d'abord, puis un sourire

1 Voir page 37.

erra sur les lèvres de Marie, comme un appel timide et hésitant, auquel Jérôme répondit également par un sourire. Il se rapprocha à petits pas, honteux, glissant sa main le long des tables et pinçant la bouche, les joues rouges et l'air embarrassé.

Marie se leva, le prit par la main, et, l'entraînant vers la fenêtre :
-Viens donc voir ma poupée !...

Pendant cela, les deux médecins causaient à voix basse. Savigné, très pâle, demandait à Madelor :

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Mission douloureuse, je vous le jure, dit Madelor en scandant ses mots, mission que je n'avais pas sollicitée et qui aboutit...

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Combredel est mort empoisonné?

Par l'arsenic.

Et vous n'avez pas émis un doute?
Impossible!

Savigné baissa la tête, agitant nerveusement ses mains.

Savez-vous bien, reprit-il, que c'est une terrible responsabilité que vous acceptez là? Pardonnez-moi le langage que je vous tiens. Il est dicté, non par la méfiance de votre loyanté et de votre expérience, mais par l'amitié profonde que j'avais pour le malheureux Combredel et pour sa femme. J'étais si lié à leur vie, je partageais si intimement leur existence, que je ne croirai jamais que mon ami ait été empoisonné par sa femme. Non... je ne puis le croire... Ils s'aimaient comme au premier jour de leur union. Jamais aucun nuage n'avait assombri leur bonheur. J'ai beau creuser la tête, chercher dans mes souvenirs, autour d'eux je ne vois rien qui ait pu donner l'idée de ce crime. Doux et bienveillant, le fermier n'avait suscité aucune haine, aucune pensée de vengeance. Sa vie était droite comme son ame. Tout le monde l'adorait. Cet empoisonnement, je le répète, est pour moi une chose tellement inconcevable que... pardonnez-moi, monsieur Madelor, mais je n'y crois pas...

J'ai trouvé l'arsenic dans les organcs, dit sèchement Madelor, et l'anneau arsenical sera produit à l'audience comme corps de délit. Vos doutes... je ne puis les partager.....

Mais, dit Savigné, hésitant, s'y reprenant à plusieurs fois... malgré votre confiance... justifiée en vos lumières... n'est-il pas possible que vous vous soyez trompé Songez que la vie et la mort de Mme Combredel dépend de vous... Une erreur d'opération, un oubli, une négligence peuvent causer un affreux et irréparable malheur...

Madelor se leva... les lèvres blêmes.

-Cette scène, monsieur, a duré trop longtemps, dit-il. Monsieur Savigné, épargnez-moi une explication que je ne peux souffrir. Elle porte atteinte à ma dignité et à mon honneur... Vous êtes libre de faire de

mander une contre-expertise... Elle vous sera accordée, si le parquet juge mes expériences insuffisantes... Ma conscience ne me reproche rien...

Les deux enfants avaient vite fait connaissance. Marie était allée chercher des jouets, qu'elle montra un à un à Jérôme qui l'écoutait. Veux-tu jouer à courir?

Je le veux bien.

Ils étaient sortis, avaient fait le tour du jardin, puis étaient revenus, causant comme de vieux amis. En rentrant dans le cabinet, les paroles dures de Madelor, qui avait élevé la voix, frappèrent Jérôme. L'enfant répondit distraitement aux questions de la petite fille et, d'instinct, écouta ce que disaient les deux hommes.

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C'est ton père? demanda-t-il à Marie.

Oui. Et toi ?

Moi, mon père est mort.

Et ta maman?

On l'a mise en prison.

Ah! dit Marie en ouvrant de grands yeux.

Elle se tut. Jérôme continuait de prêter l'oreille. Il avait entendu prononcer le nom de sa mère. Et, à ce nom chéri, son cœur s'était déchiré. Il écoutait et compren i.. Tout à coup, avec des cris et des sanglots, il se précipita dans le bras de Savigné et se serra contre lui convulsivement.

Marie l'avait suivi, les joues en feu, tout attristée, de telle sorte que le vieillard réunissait dans la même étreinte et caressait de sa main tremblante, la fille de Madelor et le fils de l'empoisonneuse.

Etrange hasard que celui qui avait ainsi rapproché ces deux enfants au matin de leur vie !

Savigné les considéra longtemps, puis son regard se reporta sur le médecin légiste. On eût dit qu'il s'attendait à le voir hésiter, se troubler, perdre de son sang-froid et de sa confiance en lui, devant cet enfant qui demandait sa mère à grands cris. Madelor fit un geste d'impatience et détourna la tête avec affectation. Alors le vieillard se leva et se dirigea vers la porte.

Marie pleurait silencieusement. Quant à Jérôme, ses traits semblaient durcis et avaient quelque chose de farouche. Il prit la main de Savigné et, au moment de sortir, lança à Madelor un regard chargé de haine. Ses lèvres contractées semblaient retenir avec peine un défi et une menace...... Au revoir, monsieur Madelor!...

IV

Tout Château-le-Châtel est sur pied; les environs du palais de justice sont encombrés; les tribunes de la salle d'audience pleines de monde. Le jour des assises était arrivé,

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