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repousse du pied les ossements des hommes qui ne l'ont pas comprise.

Son nom est la Raison.

L'autre est plus belle, mais plus triste. Tantôt elle se penche les yeux en pleurs sur un insecte qui se débat dans une goutte de rosée; tantôt elle essuie ses paupières pour compter les grains de sable de la voie lactée. Dans sa main gauche est un livre où épelle un enfant; dans sa droite, un levier dont l'extrémité repose sous l'axe du monde ; elle le soulève de temps en temps, et s'arrête en soupirant quand il est près de se briser. Alors elle s'incline sur la nuit éternelle; un chant mélancolique flotte sur ses lèvres; elle appuie sur son cœur la pointe d'une épée; mais son épée ploie comme un roseau, et la nuit éternelle, ainsi qu'un miroir céleste, lui montre son image répétée partout dans l'infini. La pâleur de la mort est sur ses traits, et cependant elle ne peut mourir. Elle a reçu du serpent le fruit qui devait lui coûter la vie; elle a bu à longs traits la ciguë; elle est montée sur la croix du Golgotha, et cependant elle ne peut mourir. Elle a détourné la foudre; elle a secoué dans la main de Lucifer la coupe de destruction, et elle en a recueilli chaque goutte sur la pointe d'un scalpel. Elle a empoisonné ses flèches dans le sang de Prométhée; elle a soulevé comme Samson la colonne du temple éternel, pour s'anéantir avec lui en le brisant ; et cependant elle ne peut mourir. L'Intelligence est son nom.

1er septembre 1833.

SALON DE 1836

Je ne parlerai que d'un petit nombre d'ouvrages, non par dédain, mais pour ma conscience. Il me semble que la critique ne doit frapper que quand elle espère; car autrement, sévère sans mesure, si elle est juste elle est inutile, et si elle se trompe elle nuit. Le médiocre, préférable au faux, oblige à se taire, par ses qualités mêmes. On le regarde sans vouloir l'aider. Je ne veux pas me tromper en mal; mon avis entraînera l'éloge, sans que mon silence soit une condamnation.

Les comptes rendus des journaux n'étant que des opinions personnelles, avant de dire ce que j'approuve, je dois m'expliquer sur ce qui, en général, me semble devoir être approuvé. Non pas que j'aie un système en peinture, car je ne suis pas peintre. Un système dans l'artiste, c'est de l'amour; dans le critique, ce n'est que de la haine. Mais pour qu'un jugement puisse avoir quelque poids, il faut en dire clairement les motifs.

Je crois qu'une œuvre d'art, quelle qu'elle soit, vit à deux conditions: la première, de plaire à la foule, et la seconde, de plaire aux connaisseurs. Dans toute production qui atteint l'un de ces deux buts, il y a un talent incontestable, à mon avis. Mais le vrai talent, seul durable, doit les atteindre tous deux à la fois. Je sais que cette façon de voir

n'est pas celle de tout le monde. Il y a des gens qui font profession de mépriser le vulgaire, comme il y en a qui n'ont foi qu'en lui. Rien n'est plus fatal aux artistes; car qu'arrive-t-il? Qu'on ne veut rien faire pour le public, ou qu'on lui sacrifie tout. Les uns, fiers d'un succès populaire, ne songent qu'au flot qui les entoure, et qui, demain, les laissera à sec. Les conseils qu'on leur donne se perdent dans le bruit; l'équité leur paraît envie. Couronnée une fois, leur ambition meurt de joie; ils craignent d'étudier, de peur de différer d'eux-mêmes, et que leur gloire ne les reconnaisse plus. Les autres, trompés par les louanges de leurs amis, le succès. manquant, s'irritent; ils se croient méconnus, mal jugés, et crient à l'injustice. On les délaisse, disentils, et pourtant messieurs tels et tels les ont applaudis. Qui ne les goûte pas est ignorant ; ils travaillent pour trois personnes; l'orgueil les prend, les concentre, les enivre, et le talent meurt étouffé.

Je voudrais, autant qu'il est en moi, pouvoir combattre cette double erreur. Il faut consulter les connaisseurs, apprendre d'eux à se corriger, se montrer fier de leurs éloges; mais il ne faut pas oublier le public. Il faut chercher à attirer la foule, à être compris et nommé par elle, car c'est par elle qu'on est de son temps; mais il ne faut pas lui sacrifier l'estime des connaisseurs, ou, qui pis est, son propre sentiment.

On se récriera sur la difficulté de réunir deux conditions pareilles. Il est vrai que c'est difficile, car il

est difficile d'avoir un vrai talent. Mais qui aime la gloire, doit le tenter. Ne travailler que pour la foule, c'est faire un métier; ne travailler que pour les connaisseurs, c'est faire de la science. L'art n'est ni science, ni métier.

Pour soutenir mon assertion, je choisirai quelques exemples. Que ceux qui ne recherchent que la popularité me disent ce qu'ils pensent des ouvrages de Maso Mansuoli, d'Arpino, de Santi-Titi, du Laureti, du Ricci et de Zuccari. Ils ont régné en rois sur leur époque; ils ont été les favoris de Pie IV, de Grégoire XIII, de Sixte V; ils ont été fêtés, enrichis, proclamés immortels; et Zuccari, appelé de Florence sur la demande expresse du pape, a sali de ses fresques la voûte de la chapelle Pauline ébauchée par Michel-Ange.

A ceux qui dédaignent la foule je ne citerai pas de pareils noms, mais je leur demanderai d'en citer un seul qui, glorieux aujourd'hui, ait été, de son temps, méconnu du public. Qui est-ce? J'ai entendu dire qu'on en a trouvé dans l'histoire; ce n'est qu'un rêve, ou pour mieux dire, qu'une gageure faite en haine des sots. Qu'il y ait eu des renommées tardives, je ne le nie pas. Le public est lent à arriver, il ne passe pas par les ruelles; mais, s'il y a route, il arrive. Le Corrége, dit-on, mourut pauvre, après avoir vécu inconnu. C'est Vasari qui a fait ce conte. Sept écrivains ont prouvé le contraire: Ratti, Tiraboschi, le père Affo, Mengs, Lanzi, l'Orlandi et le Scannelli. Mais la fable, plus poétique

sans doute, a prévalu comme toujours. Parmi les grands artistes de toute espèce, il y en a, certes, de malheureux; Dante, le Tasse, Rousseau, le prouvent. Mais leur génie était-il méconnu? En quoi leur mauvaise fortune a-t-elle nui à leurs œuvres, de leur vivant? Dante, proscrit, était un demi-dieu, terrible à ses ennemis mêmes. Le Tasse était l'ami d'un roi qui a puni en lui le courtisan, et non pas le poëte. Rousseau, lapidé par la populace, brûlé en effigie dans ses livres, remplissait l'Europe de son nom. Gilbert, ajoute-t-on, et André Chénier sont morts ignorés. Chénier n'avait point imprimé ses ouvrages; sa mémoire n'accuse que Robespierre. Gilbert avait fait une satire médiocre contre toutes les gloires de son siècle; sa mort est affreuse, et le récit en fait horreur; mais la route qu'il avait prise, il faut l'avouer, mène au malheur; c'est celle de la haine et de l'envie. Ce qu'on plaint en lui, ce n'est pas son talent.

« Mais, dira-t-on, mettez le premier venu devant un tableau de Raphaël, et, sans lui dire de qui il est, demandez-lui ce qu'il en pense. Ne pourra-t-il pas se tromper? » Je répondrai d'abord que le public n'est pas le premier venu. Son jugement se compose de cent jugements, son blâme ou son éloge de cent opinions confondues, mêlées, souvent diverses, mais en équilibre, et réunies par le contact. Le public est comme la mer, le flot n'y est rien sans la fluctuation. Ensuite je dirai : « Mettez devant un tableau de Raphaël un homme de son temps. Ce

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