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qu'un peu de pain pétri avec un peu de lie de cidre. Les autres ne soutiennent leur vie qu'avec de la bouillie d'avoine et de sarrasin. Le pot de cidre, qui ne coûtait que trois sous, en vaut neuf, et le boisseau de froment, que l'on avait pour trente sous, se vend quatre et cinq livres, et celui d'orge soixante sous. L'on peut même appréhender avec raison que ces prix n'augmentent de beaucoup, à cause que l'abondance des pluies a rendu les meilleures terres inutiles, aussi bien que le défaut des neiges, qui ne les ont point engraissées, et des façons et des semailles qu'elles n'ont pu recevoir. Les débordements des rivières qui couvrent encore les campagnes passent ici pour des présages infaillibles et pour les funestes avant-coureurs d'une très-fâcheuse année : et, par une ancienne tradition, les habitants ferment leurs greniers et leurs celliers lorsque le Bidual, petit ruisseau de mauvais augure, enfle ses eaux et, méprisant les bornes que la nature lui a données, fait des courses sur ses voisins et leur porte les nouvelles et les menaces d'une très-grande stérilité. La nécessité est si pressante et si générale, qu'elle s'étend jusqu'aux portes et pénètre bien avant dans les villes. Il y a des paysans, à trois ou quatre lieues de Caen, qui ne se nourrissent plus que de racines de choux et de légumes; ce qui les fait tomber dans une certaine langueur qui ne les quitte qu'à la mort. Et je vous peux assurer qu'il y a des personnes qui ont passé quatre jours entiers dans cette ville sans avoir eu aucune chose à manger. <«< La grande quantité des pauvres a épuisé la charité et la puissance de ceux qui avaient accoutumé de les

soulager. La ville a été contrainte d'ouvrir les portes du grand hôpital, n'ayant plus de quoi fournir à la subsistance de ceux qui y étaient enfermés. Les fièvres et les flux desang ont laissé dans la plupart des villes de cette généralité des marques si cruelles de leur pouvoir et de leur violence, qu'elles ont dépeuplé des paroisses tout entières. >>

La généralité de Rouen n'était pas mieux traitée que celle de Caen; témoin la lettre suivante de l'intendant de Rouen « Il y a une si grande quantité de pauvres dans : la campagne et dans les villes, que le parlement a donné arrêt par lequel il est ordonné aux curés, seigneurs et principaux habitants des paroisses de s'assembler pour faire mettre des taxes sur les acres de terre pour la nourriture des pauvres, et, à l'égard des villes, on fera des taxes sur les bourgeois, afin que chaque ville et paroisse nourrisse ses pauvres. »

Les doléances des échevins et députés du commerce de Marseille prouvent que la situation du Midi n'était pas moins triste'. Elles constatent que « le commerce est surchargé de très-grandes dettes et n'a ni les fonds ni les moyens pour les acquitter, se trouvant si ruiné, si abattu, qu'il semble tirer à sa fin. » Paris était aussi en proie à une misère profonde. Les pauvres adressèrent au roi une pétition', où ils lui représentaient que « les charités des paroisses ne pouvaient plus les assister,

1 Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par M. Depping dans la collection des Documents inédits relatifs à l'Histoire de France, t. I, p. 657-658.

2 Ibid., t. I, p. 654-656.

étant surchargées de malades, d'invalides et d'orphelins.» Les hôpitaux étaient si pleins qu'ils n'admettaient plus de pauvres; « la campagne, qui devrait fournir du pain aux villes, crie de toutes parts miséricorde, afin qu'on lui en porte. >> Ce peuple, mourant de faim et s'adressant au roi dans l'angoisse de la dernière misère, mérite la sympathie de la postérité à plus juste titre que des financiers auxquels on faisait expier leurs exactions, et on ne peut qu'applaudir à l'acte de justice et de rigueur par lequel Louis XIV inaugura son gouvernement personnel, en ordonnant l'arrestation et le procès du surintendant.

Après avoir été pendant plusieurs mois emprisonné à Angers, Fouquet fut transféré à Saumur. Ce fut le 1er décembre 1661 que, sur un ordre du roi, d'Artagnan conduisit à Saumur Fouquet et Pellisson'. Le second avait été amené, dès le 22 novembre, de Nantes à Angers. Le 2 décembre, d'Artagnan conduisit ses prisonniers au lieu appelé la Chapelle-Blanche. Le 3, ils logèrent dans un faubourg de Tours, et, le 4, ils furent enfermés au château d'Amboise.

Fouquet y resta jusqu'au 25 décembre, sous une surveillance sévère et dans une prison dont La Fontaine donne une triste idée. Ce poëte, qui accompagnait son oncle Jannart exilé en Limousin, s'arrêta au château d'Amboise, peu de temps après l'époque où Fouquet y avait été détenu. Dans une lettre adressée à sa femme il oppose la tristesse de cette prison au riant aspect des contrées arrosées par la Loire : « De tout cela

1 Ces détails sont tirés du récit de l'arrestation de Fouquet par le greffier de la chambre de justice.

le pauvre M. Fouquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment: on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n'y avait laissé qu'un trou par le haut. Je demandai de la voir: triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n'avait pas la clef; au défaut, je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description, mais ce souvenir est trop affligeant.

Qu'est-il besoin que je retrace
Une garde au soin non pareil,
Chambre murée, étroite place,

Quelque peu d'air pour toute grâce;
Jours sans soleil,

Nuits sans sommeil ;

Trois portes en six pieds d'espace?
Vous peindre un tel appartement,

Ce serait attirer vos larmes;

Je l'ai fait insensiblement:

Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit. »> Le 6 décembre, d'Artagnan remit, sur un ordre du roi, Fouquet, son médecin et son valet de chambre à la garde de M. de Talhouet1, enseigne des gardes du corps, et partit d'Amboise pour conduire Pellisson à la Bastille; le 12 décembre, Pellisson fut enfermé dans cette prison d'État, sous la garde de M. de Bessemaux, qui en était gouverneur2.

1 Ce nom est écrit tantôt Talois ou Tallois, tantôt Talouet, Tallouet Talhouet.

2 Gui-Patin (lettre du 6 décembre 1661) fait traverser Paris à Pellisson le 6 décembre; mais le récit officiel a plus d'autorité qu'une correspondance dont les dates ont été souvent altérées ou ajoutées par les édi

teurs.

Peu de temps après, M. de Talhouct reçut ordre de conduire Fouquet à Vincennes. Il en informa immėdiatement son prisonnier. Celui-ci parut d'abord surpris et affligé de cet ordre. Il insista auprès de M. de Talhouet pour savoir dans quel but on le transférait dans un lieu voisin de celui qu'habitait le roi. Ce changement devait-il améliorer sa position ou la rendre plus fâcheuse? M. de Talhouet s'efforça de calmer ses inquiétudes et lui adressa quelques paroles d'encouragement.

Ce fut seulement le 25 décembre que le prisonnier quitta le château d'Amboise. Il fut placé dans un carrosse, où entrèrent avec lui Pecquet, son médecin; La Vallée, son valet de chambre; M. de Talhouet; Batine, maréchal de la compagnie des mousquetaires; Bonin et Blondeau, qui avaient amené le carrosse à Amboise. Vingt-six mousquetaires les escortaient. Le carrosse traversa Blois et s'arrêta à Saint-Laurent-des-Eaux, où Fouquet coucha. Les étapes suivantes eurent lieu à Orléans, à Toury, à Étampes et à Corbeil. Enfin, le 31 décembre, Fouquet arriva à Vincennes. Il aperçut, en passant, sa maison de Saint-Mandé, et ne put s'empêcher de dire qu'il aimerait mieux prendre à gauche qu'à droite; mais il ajouta que, puisqu'il avait été assez malheureux pour déplaire au roi, il devait se résigner et prendre patience1.

On remarqua que, sur toute la route, les populations se montrèrent très-hostiles à Fouquet. Elles le poursui

1 Ces détails sont tirés, comme je l'ai déjà fait observer, du récit officiel rédigé par Foucault.

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