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les poursuites judiciaires contre les financiers, étaient menacées de ruine. Abattues au premier moment, elles s'étaient peu à peu relevées. Les financiers tenaient par des alliances à la magistrature et à la noblesse; il y avait bien peu d'anciennes familles qui n'eussent adopté la maxime attribuée à madame de Grignan : « Qu'il faut de temps en temps fumer les meilleures terres. >> On remarqua, au lit de justice du 29 avril 1665, que mesdames de Brancas, de Lyonne, d'Estrées et la présidente le Pelletier, étaient les filles de financiers nommés Garnier, Payen, Morin et Fleuriau'. Il était done naturel qu'un procès qui frappait les plus riches traitants inquiétât la noblesse comme la magistrature et excitât leurs plaintes.

Sans insister sur les nombreux financiers enveloppés dans la disgrâce de Fouquet et condamnés plus tard à payer cent dix millions d'amende, il suffira de parler d'une de ces familles, celle des Guénégaud. Le trésorier de l'Epargne, Claude de Guénégaud, frère d'un des secrétaires d'État, avait été enfermé à la Bastille et impliqué dans le procès de Fouquet. Sa femme s'occupa de ses affaires avec un zèle admirable. Cette dame avait de nombreux amis, parmi lesquels se faisait remarquer Arnauld d'Andilly, et à en juger par les Mémoires du temps, elle méritait la plus vive sympathie :

'Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 353. Comparez les Mémoires de Saint-Simon, où l'on trouve (édit. Hachette, in-8, t. IV, p. 250-251) des renseignements sur madame de Lyonne. Le même auteur, parlant de la mort de la maréchale d'Estrées, s'exprime ainsi : « Elle étoit fille d'un riche financier, nommé Morin, qu'on appeloit Morin le Juif. »

2 Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 107, 118, 119, 217.

« Son esprit, dit Arnauld d'Andilly, son cœur et sa vertu semblent disputer à qui doit avoir l'avantage. Son esprit est capable de tout, sans que son application aux plus grandes choses l'empêche d'en avoir en même temps pour les moindres. Son cœur lui aurait, dans un autre sexe, fait faire des actions de courage tout héroïques, et sa vertu est si élevée au-dessus de la mauvaise fortune, que ce ne serait pas la connaître que de la croire capable de se laisser éblouir par l'une et abattre par l'autre1. » Madame Duplessis-Guénégaud était le centre d'une nombreuse et brillante société, qui s'associa à ses efforts pour sauver son mari et Fouquet.

Colbert contribuait encore par sa froideur glaciale à augmenter les sympathies pour les accusés. On opposait à sa rudesse les manières affables et prévenantes de l'ancien surintendant. Les courtisans, qui redoutaient la sévérité du contrôleur général, l'avaient surnommé le Nord. Dans des couplets satiriques, qui expriment leurs regrets, on disait à Colbert:

Vous ne méritez pas notre surintendance,
Déplorable jouet du sort et de la cour;

Quand vous l'aviez, Fouquet, on ne parlait en France

Que de paix, que de ris, que de jeux, que d'amour *.

Colbert, tout entier aux réformes qu'il méditait pour la grandeur et la prospérité du royaume, ne s'inquiétait guère de ces coups d'épingle. Il poursuivait son but, qui était l'amélioration du système financier de la

1 Mémoires d'Arnauld d'Andilly, édit. Michaud et Poujoulat, p. 470 Recueil de Maurepas, Bibl. imp., mss., t. II, for 461-463.

France, l'allégement des charges du trésor public par le retranchement ou le remboursement d'une partie des rentes et le développement de la richesse nationale par les progrès de l'industrie, du commerce, de la marine et des colonies. Les classes qui ne contribuaient pas par leur travail à la prospérité publique, et entre autres les rentiers, la magistrature, le clergé, se sentaient menacées. On savait que, outre la réduction des rentes, le contrôleur général réclamait la diminution du prix des charges de judicature et des modifications dans les lois qui régissaient les couvents, dont le nombre lui paraissait excessif1. Comment s'étonner que les rentiers, les magistrats et une partie du clergé soient entrés dans l'opposition qui se forma contre Colbert et entrava ses réformes? Fouquet profita de ces dispositions. Beaucoup de membres du clergé s'intéressaient vivement à sa cause. Claude Joly, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, paroisse d'Olivier d'Ormesson, en parla plusieurs fois au rapporteur?. Tous les dévots étaient pour Fouquet, comme le disait Foucault, et avaient trouvé moyen de l'informer de ce qui pouvait l'intéresser. Ainsi, sous les verrous de la Bastille,

« Les moines et les religieuses, disait Colbert dans un mémoire au roi, non-seulement se soulagent du travail qui iroit au bien commun, mais même privent le public de tous les enfants qu'ils pourroient produire pour servir aux fonctions nécessaires et utiles. Pour cet effet, il seroit peut-être bon de rendre les vœux de religion un peu plus difficiles et de reculer l'âge pour les rendre valables, même retrancher l'usage des dots et pensions des religieuses. » Ce mémoire de Colbert a été publié dans la Revue rétrospective, 2a série, t. IV, p. 257–258.

Journal d'Oliv. d'Ormesson, t. II, p. 117.

3 Ibidem.

il était prévenu, avec une étonnante exactitude, des démarches de Chamillart et des entrevues secrètes que ce dernier avait avec les commis de Colbert'. Nous ne pouvons que deviner les influences mystérieuses qui agissaient en faveur de Fouquet. Les femmes, pour lesquelles il s'était perdu, l'avaient toujours aimé et protégé; elles ne l'oublièrent certainement pas dans une circonstance où il s'agissait de son salut. Madame de Sévigné, mademoiselle de Scudéry, madame d'Asserac, madame Duplessis-Guénégaud, la comtesse de Maure, s'intéressaient vivement à lui. Combien d'autres nous sont restées inconnues, qui contribuèrent à former en sa faveur une de ces ligues dont la puissance est irrésistible! La conduite admirable de la femme et de la mère de Fouquet, leur patience, leur zèle, leur courage à toute épreuve, donnaient un noble exemple et trouvèrent de nombreux imitateurs.

Le remboursement des rentes, qui coïncida avec le procès de Fouquet, contribua encore à agiter et à soulever l'opinion publique. Colbert avait déjà fait rendre, avant 1664, plusieurs ordonnances qui diminuaient le revenu des rentiers. Boileau y fait allusion dans les vers si connus :

Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 116.

S'il en fallait de nouvelles preuves, il suffirait de relire quelquesunes des lettres de madame de Sévigné. « Je viens de souper à l'hôtel de Nevers, écrivait-elle à Pomponne, nous avons bien causé, la maitresse du logis (madame Duplessis-Guénégaud) et moi, sur ce chapitre (le procès de Fouquet. Nous sommes dans des inquiétudes qu'il n'y a que vous qui puissiez comprendre. >>

Voy. plus haut, p. 346-349, les plaintes de Colbert sur la conduite du premier président à l'occasion de ces mesures. On était alors en 1662.

Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère?

D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier?

Mais ce fut surtout au mois de mai 1664 qu'éclata le mécontentement des rentiers. On avait fait afficher un arrêté, en date du 24 mai, par lequel le roi annonçait l'intention de faire rembourser toutes les rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris établies depuis vingt-cinq ans, et ordonnait aux rentiers de remettre leurs titres à une commission composée de MM. d'Aligre, de Sève et Colbert, membres du conseil royal institué par Louis XIV pour régler l'administration financière, et de M. Marin, intendant des finances1. Aussitôt les rentiers coururent à l'Hôtel de Ville et firent entendre les plaintes les plus vives. « Le chagrin paraît sur le visage de chacun, dit Olivier d'Ormesson 2, n'y ayant personne qui ne soit intéressé à cette suppression des rentes, soit par la perte de son revenu, soit parce qu'il ne reste plus où placer son argent. >>

Les discussions auxquelles cette mesure donna lieu retentissaient jusque dans le sein de la Chambre de justice. Le chancelier en prenait fortement la défense et s'élevait contre la conduite des rentiers. «S'assembler en tumulte était, disait-il, une chose fort étrange; il fallait respecter la majesté des rois; les séditions se brisaient contre elle comme les flots de la mer contre le sable. On reconnaissait dans ces mouvements l'esprit

1 Journal d'Oliv. d'Ormesson, t. II, p. 149.

p.
150.

2 Ibid.,
3 lbid., p. 152.

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