Images de page
PDF
ePub
[blocks in formation]

Vous dites qu'il faut se défier des sens, et que la certitude de l'entendement est beaucoup plus grande que la leur: mais comment cela pourroit-il être, si l'entendement même n'a point d'autre certitude que celle qu'il emprunte des sens bien disposés ? Et de fait ne voit-on pas qu'il ne peut corriger l'erreur d'aucun de nos sens, si premièrement un autre ne l'a tiré de l'erreur où il étoit lui-même? Par exemple, un bâton paroît rompu dans l'eau à cause de la réfraction: qui corrigera cette erreur? Sera-ce l'entendement ? point du tout, mais le sens du toucher. Il en est de même de tous les autres. Et partant si une fois vous pouvez avoir tous vos sens bien disposés, et qui vous rapportent toujours la même chose, tenez pour certain que vous acquerrez par leur moyen la plus grande certitude dont un homme soit naturellement capable; que si vous vous fiez par trop aux raisonnements de votre esprit, assurez-vous d'être souvent trompé : car il arrive assez ordinairement que notre entendement nous trompe en des choses qu'il avoit tenues pour indubitables.

RÉPONSE.

il

Pour bien comprendre quelle est la certitude du sens, faut distinguer en lui trois sortes de degrés. Dans le premier, on ne doit rien précisément considérer que ce que les objets extérieurs causent immédiatement dans l'organe corporel; et cela ne peut être autre chose que le mouvement des particules de cet organe, et le changement de figure et de situation qui provient de ce mouvement. Le second contient

tout ce qui résulte immédiatement en l'esprit, de ce qu'il est uni à l'organe corporel ainsi mu et disposé par ses objets; tels sont les sentiments de la douleur, du chatouillement, de la faim, de la soif, des couleurs, des sons, des saveurs, des odeurs, du chaud, du froid, et autres semblables, que nous avons dit provenir de l'union et pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et, enfin, le troisième comprend tous les jugements que nous avons coutume de faire depuis notre jeunesse, touchant les choses qui sont autour de nous, à l'occasion des impressions ou mouvements qui se font dans les organes de nos sens. Par exemple, lorsque je vois un bâton, il ne faut pas s'imaginer qu'il sorte de lui de petites images voltigeantes par l'air, appelées vulgairement des espèces intentionnelles, qui passent jusques à mon oeil, mais seulement que les rayons de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le nerf optique, et par son moyen dans le cerveau même. Et c'est en ce mouvement du cerveau, qui nous est commun avec les bêtes, que consiste le premier degré du sentiment. De ce premier suit le second, qui s'étend seulement à la perception de la couleur et de la lumière qui est réfléchie de ce bâton, et qui provient de ce que l'esprit est si intimement conjoint avec le cerveau qu'il se ressent même et est comme touché par les mouvements qui se font en lui: et c'est tout ce qu'il faudroit rapporter au sens, si nous voulions le distinguer exactement de l'entendement. Car que de ce sentiment de la couleur, dont je sens l'impression, je vienne à juger que ce bâton qui est hors de moi est coloré, et que de l'étendue de cette couleur, de sa terminaison et de la relation de sa situation avec les parties de mon cerveau, je détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure et la distance de ce même bâton, quoiqu'on ait accoutumé de l'attribuer au sens, et que pour ce sujet je l'aie rapporté à un troisième degré de sentiment,

TOME IV.

16

c'est néanmoins une chose manifeste que cela ne dépend que de l'entendement seul; et même j'ai fait voir dans la Dioptrique que la grandeur, la distance et la figure ne s'aperçoivent que par le raisonnement, en les déduisant les uns des autres. Mais il y a seulement ici cette différence, que nous attribuons à l'entendement les jugements nouveaux et non accoutumés que nous faisons touchant toutes les choses qui se présentent à nos sens, et que nous attribuons aux sens ceux que nous avons coutume de faire depuis notre enfance touchant les choses sensibles, à l'occasion des impressions qu'elles font dans les organes de nos sens; dont la raison est que la coutume nous fait raisonner et juger si promptement de ces choses-là (ou plutôt nous fait ressouvenir des jugements que nous en avons faits autrefois), que nous ne distinguons point cette façon de juger d'avec la simple appréhension ou perception de nos sens. D'où il est manifeste que, lorsque nous disons que la certitude de l'entendement est plus grande que celle des sens, nos paroles ne signifient autre chose, sinon que les jugements que nous faisons dans un âge plus avancé, à cause de quelques nouvelles observations que nous avons faites, sont plus certains que ceux que nous avons formés dès notre enfance, sans y avoir fait de réflexion; ce qui ne peut recevoir aucun doute, car il est constant qu'il ne s'agit point ici du premier ni du second degré du sentiment, d'autant qu'il ne peut y avoir en eux aucune fausseté. Quand donc on dit «< qu'un bâton paroît rompu dans l'eau à cause de la >> réfraction, » c'est de même que si l'on disoit qu'il nous paroît d'une telle façon qu'un enfant jugeroit de là qu'il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d'accord de ce que l'on ajoute ensuite, à savoir que « cette erreur >> n'est point corrigée par l'entendement, mais par le sens

>> de l'attouchement : » car bien que ce sens nous fasse juger qu'un bâton est droit, et cela par cette façon de juger à laquelle nous sommes accoutumées dès notre enfance, et qui par conséquent peut être appelée sentiment, néanmoins cela ne suffit pas pour corriger l'erreur de la vue, mais outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l'attouchement qu'à celui où semble nous porter le sens de la vue : laquelle raison n'ayant point été en nous dès notre enfance ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement; et partant, dans cet exemple même, c'est l'entendement seul qui corrige l'erreur du sens, et il est impossible d'en apporter jamais aucun dans lequel l'erreur vienne pour s'être plus fié à l'opération de l'esprit qu'à la perception des sens.

CHAPITRE VI.

De l'essence des choses matérielles.

pour

Après avoir remarqué ce qu'il faut faire ou éviter parvenir à la connoissance de la vérité, ce que j'ai principalement à faire est d'essayer de sortir et me débarrasser de tous les doutes où je suis tombé ces jours passés, et de voir si l'on ne peut rien connoître de certain touchant les choses matérielles. Mais avant que j'examine s'il y a de telles choses qui existent hors de moi, je dois considérer leurs idées, en tant qu'elles sont en ma pensée, et voir quelles sont celles qui sont distinctes, et quelles sont celles qui sont confuses.

En premier lieu, j'imagine distinctement cette quantité que les philosophes appellent vulgairement la quantité continue, ou bien l'extension en longueur, largeur et profondeur, qui est en cette quantité, ou plutôt en la chose à qui on l'attribue. De plus, je puis nombrer en elle plusieurs diverses parties, et attribuer à chacune de ces parties toutes sortes de grandeurs, de figures, de situations et de mouvements; et enfin je puis assigner à chacun de ces mouvements toutes sortes de durées. Et je ne connois pas seulement ces choses avec distinction, lorsque je les considère ainsi en général; mais aussi, pour peu que j'y applique mon attention, je viens à connoître une infinité de particularités touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres choses semblables, dont la vérité se fait paroître avec tant d'évidence et s'accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence à les découvrir, il ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savois déjà auparavant, c'est

« PrécédentContinuer »