Images de page
PDF
ePub

nous-mêmes que tout ce que nous sentons vient de quelque autre chose que de notre pensée; car il n'est pas en notre pouvoir de faire que nous ayons un sentiment plutôt qu'un autre, mais cela dépend entièrement de cette chose, selon qu'elle touche nos sens. Il est vrai que nous pourrions nous enquérir si Dieu, ou quelque autre que lui, ne seroit point cette chose mais, à cause que nous sentons, ou plutôt que nos sens nous excitent souvent à apercevoir clairement et distinctement une matière étendue en longueur, largeur et profondeur, dont les parties ont des figures et des mouvements divers, d'où procèdent les sentiments que nous avons des couleurs, des odeurs, de la douleur, etc., si Dieu présentait à notre ame immédiatement par luimême l'idée de cette matière étendue, ou seulement s'il permettoit qu'elle fût causée en nous par quelque chose qui n'eût point d'extension, de figure ni de mouvement, nous ne pourrions trouver aucune raison qui nous empêchât de croire qu'il prend plaisir à nous tromper; car nous concevons cette matière comme une chose différente de Dieu et de notre pensée, et il nous semble que l'idée que nous en avons se forme en nous à l'occasion des corps de dehors, auxquels elle est entièrement semblable. Or, puisque Dieu ne nous trompe point, parceque cela répugne à sa nature, nous devons conclure qu'il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde, avec toutes les propriétés que nous connoissons manifestement lui appartenir. Et cette substance étendue est ce qu'on nomme proprement le corps ou la substance des choses matérielles.

Nous devons conclure aussi qu'un certain corps est plus étroitement uni à notre ame que tous les autres qui sont au monde, parceque nous apercevons clairement que la douleur et plusieurs autres sentiments nous arrivent sans que nous les ayons prévus, et que notre ame, par une

connoissance qui lui est naturelle, juge que ces sentiments ne procèdent point d'elle seule, en tant qu'elle est une chose qui pense, mais en tant qu'elle est unie à une chose étendue qui se meut par la disposition de ses organes, qu'on nomme proprement le corps d'un homme. Mais ce n'est pas ici l'endroit où je prétends traiter particu

lièrement de ces choses.

Il suffira que nous remarquions seulement que tout ce que nous apercevons par l'entremise de nos sens se rapporte à l'étroite union qu'a l'ame avec le corps, et que nous connoissons ordinairement par leur moyen ce en quoi les corps de dehors nous peuvent profiter ou nuire, mais non pas quelle est leur nature, si ce n'est peut-être rarement et par hasard. Car, après cette réflexion, nous quitterons sans peine tous les préjugés qui ne sont fondés que sur nos sens, et ne nous servirons que de notre entendement pour en examiner la nature, parce que c'est en lui seul que les premières notions ou idées, qui sont comme les semences des vérités que nous sommes capables de connoître, se trouvent naturellement.

,

$ 5.

Lorsque la pensée, qui se connoît soi-même en la façon que j'ai dite, nonobstant qu'elle persiste encore à douter des autres choses use de circonspection pour tâcher d'étendre sa connoissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses; et pendant qu'elle les contemple simplement, et qu'elle n'assure pas qu'il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu'aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes, dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument, qu'elle ne sauroit douter de leur vérité pendant qu'elle s'y applique. Par exemple, elle a en

soi les idées des nombres et des figures, elle a aussi entre ses communes notions, « que, si on ajoute des quantités égales à d'autres quantités égales, les tous seront égaux, » et beaucoup d'autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, etc. Or, tant qu'elle aperçoit ces notions et l'ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d'autres semblables, elle est très-assurée de leur vérité : mais, comme elle ne sauroit y penser toujours avec tant d'attention, lorsqu'il arrive qu'elle se souvient de quelque conclusion sans prendre garde à l'ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l'auteur de son être auroit pu la créer de telle nature qu'elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident, elle voit bien qu'elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu'elle n'aperçoit pas distinctement, et qu'elle ne sauroit avoir aucune science certaine jusqu'à ce qu'elle ait connu celui qui l'a créée.

Ainsi la vérité des axiomes qui se font recevoir clairement et distinctement à notre esprit est claire et manifeste par elle-même, pour tout le temps qu'ils sont clairement et distinctement compris, parceque notre ame est de telle nature, qu'elle ne peut refuser de se rendre à ce qu'elle comprend distinctement; mais parceque nous nous souvenons souvent des conclusions que nous avons tirées de telles prémisses, sans faire attention aux prémisses mêmes, je dis alors que sans la connoissance de Dieu nous pourrions feindre qu'elles sont incertaines, bien que nous nous souvenions que nous les avons tirées de principes clairs et distincts, parceque telle est peut-être notre nature, que nous nous sommes trompés dans les choses les plus évidentes, et par conséquent que nous n'avions pas une véritable science, mais une simple persuasion, lorsque nous les avons tirés de ces principes; ce que je fais pour mettre

une distinction entre la persuasion et la science. La première se trouve en nous, lorsqu'il reste encore quelque raison qui peut nous porter au doute; et la seconde, lorsque la raison de croire est si forte qu'il ne s'en présente jamais de plus puissante, et qui est telle enfin, que ceux qui ignorent qu'il y a un Dieu ne sauroient en avoir de pareille : mais quand on a une fois bien compris les raisons qui persuadent clairement l'existence de Dieu, et qu'il n'est point trompeur, quand même on ne feroit plus attention à ces principes évidents, pourvu qu'on se ressouvienne de cette conclusion, Dieu n'est pas trompeur, on aura non seulement la persuasion, mais encore la véritable science de cette conclusion, et de toutes les autres dont on se souviendra avoir eu autrefois des raisons fort claires.

Dieu étant très véritable et la source de toute lumière, il n'est pas possible en effet qu'il nous trompe, c'est-à-dire qu'il soit directement la cause des erreurs auxquelles nous sommes sujets, et que nous expérimentons en nous-mêmes; car, encore que l'adresse à pouvoir tromper semble être une marque de subtilité d'esprit entre les hommes, néanmoins jamais la volonté de tromper ne procède que de malice ou de crainte et de foiblesse, et par conséquent ne peut être attribuée à Dieu.

D'où il suit que la faculté de connoître qu'il nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle l'aperçoit, c'est-à-dire en ce qu'elle connoît clairement et distinctement; parceque nous aurions sujet de croire que Dieu seroit trompeur, s'il nous l'avoit donnée telle que nous prissions le faux pour le vrai lorsque nous en usons bien. Et cette considération seule nous doit délivrer de ce doute hyperbolique où nous avons été pendant que nous ne savions pas encore si celui qui nous a créés avoit pris plaisir à nous faire tels, que nous fussions trompés en tou

à cause

tes les choses qui nous semblent très claires. Elle nous doit servir aussi contre toutes les autres raisons que nous avions de douter, et que j'ai alléguées ci-dessus, même les vérités de mathématique ne nous seront plus suspectes, qu'elles sont très évidentes; et si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en dormant, pourvu que nous séparions ce qu'il y aura de clair et de distinct en la notion que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai.

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »