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Les Djinns funèbres,

Fils du trépas,

Dans les ténèbres
Pressent leurs pas:
Leur essaim gronde :

Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s'endort,

C'est la vague
Sur le bord;

C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte

Pour un mort.

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XL. LE HANNETON.

J AI connu des gens élevés sur le seuil de la boutique de leur père; ils avaient retenu de ce genre de vie certaine connaissance pratique des hommes, certain penchant musard,1 le goût des rues, quelques trivialités d'idées, la morale et les préjugés du quartier. On en a fait des avocats, des ministres, et, dans chacune de ces vocations, ils ont apporté de ce seuil de boutique bien des éléments bons ou mauvais, toujours ineffaçables.

D'autres, en ce temps-là, je veux dire vers quinze ans, avaient leur petite chambre sur une cour silencieuse, sur des toits déserts. Ils y sont devenus méditatifs, peu au fait des affaires de la rue, assez riches d'observations privées sur un petit nombre de voisins. Ils y ont acquis une connaissance de l'homme moins générale, mais plus intime. Combien de fois aussi, privés de tout spectacle, ils ont vécu avec eux seuls, pendant que l'autre, sur son seuil. toujours récréé par la vue de quelque objet nouveau, n'avait ni le temps ni l'envie de faire connaissance avec lui-même! Avocat ou ministre, pensez-vous que celui de la petite chambre n'aura pas une manière autre que celui du seuil?

Et ce qu'on voit passer de son logis, et les gens qui circulent autour, et les bruits qui s'y entendent, et les objets tristes ou riants qui s'y rencontrent, et le voisinage et les cas fortuits? Oh! que l'éducation est une chose difficile! Tandis qu'à lumineuse intention, sur le conseil d'un ami ou d'un livre, vous dirigez l'esprit et le cœur de votre fils vers le côté qui vous agrée, les choses, les bruits, les voisins, les cas fortuits conspirent contre vous, ou vous secondent sans que vous puissiez détruire ces influences ni vous passer de leur concours.

Plus tard, il est vrai, après vingt, vingt-cinq ans, le logement fait peu. Il est triste ou gai, confortable ou délabré, mais c'est une école où les enseignements ont cessé. A cet âge l'homme fournit sa carrière, il a atteint ce nuage d'avenir qui, tout à

l'heure encore, lui paraissait si lointain; son âme n'est plus rêveuse et docile; les objets s'y mirent, mais ils n'y laissent plus d'empreinte.

4

Pour moi, j'habitais un quartier solitaire. C'est derrière le temple de Saint-Pierre, près de la prison de l'évêché. Pardessus le feuillage d'un acacia, je voyais les ogives du temple, le bas de la grosse tour, un soupirail de la prison, et au delà, par une trouée, le lac et ses rives. Quels beaux enseignements, si j'avais su en profiter! Combien la destinée m'avait favorisé entre les garçons de mon âge! si j'ai mal profité, je tire gloire néanmoins d'être issu de cette école, plus noble que celle du seuil de boutique, plus riche que celle de la chambre solitaire, et d'où devait sortir un poëte, pour peu que ma nature s'y fût prêtée.5

Au fait, tout est pour le mieux; car je me doute qu'à aucune époque les poëtes n'ont été heureux. En savez-vous un, parmi les plus favorisés, qui ait jamais pu étancher sa soif de gloire et d'hommages? en connaissez-vous un, parmi les plus grands, et surtout parmi ceux-là, qui ait jamais pu être satisfait de ses œuvres, y reconnaître les célestes tableaux que lui révélait son génie? Vie de leurres, de déceptions, de dégoûts! Et encore, ceci n'en est que la surface; je m'imagine qu'elle recouvre des troubles plus grands, des dégoûts plus amers. Ces têtes-là se forgent une félicité surhumaine que chaque jour déçoit ou renverse; ils voient par delà les cieux, et ils sont cloués à la terre; ils aiment des déesses, et ne rencontrent que des mortelles. Tasse, Pétrarque, Racine, âmes tendres et malades, cœurs jamais paisibles, toujours saignants ou plaintifs, dites un peu ce qu'il en coûte pour être immortels!

Ceci est l'effet et la cause. C'est parce qu'ils sont poëtes qu'ils éprouvent ces tourments; c'est parce qu'ils éprouvent des tourments qu'ils sont poëtes. De cette lutte qui se fait en eux jaillit, comme l'éclair de la nue, cette lumière qui nous frappe dans leurs vers; la souffrance leur révèle les joies, les joies leur apprennent la souffrance, leurs désirs vivent à côté de leurs déceptions; de ce

riche chaos, de ces fécondes douleurs naissent leurs sublimes pages. Ainsi ce sont les vents orageux qui tirent de si doux sons de cette harpe solitaire.

Je m'étonne donc moins d'avoir ouï dire à un homme de sens qu'il vaut mieux être l'épicier du coin que le poëte du monde ; Giraud, que Dante Alighieri.

6

Cette idée que je me fais du poëte, elle est si vraie, que voyez, je vous prie, à quoi prétendent tout d'abord ceux qui aspirent à cette vocation. N'est-ce point à ce trouble, à ces peines, à ce riche chaos, si possible? Ainsi que l'on singe la vertu par des paroles de sainteté, ils singent, eux, la poésie par des paroles de tristesse, d'angoisse, d'ineffables douleurs; ils souffrent dans leurs vers, ils gémissent dans leurs vers, ils y traînent à vingt ans un reste éteint de vie décolorée, ils y meurent: presque tous commencent par là. Ah! mon ami, il n'est pas si facile que tu penses d'être triste, malheureux, affligé; d'être tourmenté de désirs, fasciné d'extase; de décolorer sa vie, de mourir comme Millevoye ! ' Ote donc ton masque, que nous voyions ta face réjouie. Pourquoi, pourquoi, mon gros camarade, ne pas suivre ta nature? Quel avantage si grand trouves-tu donc à passer pour gémissant et plaintif, pour mort et jamais enterré?

Au reste, quand je parle de fécondes douleurs, je n'entends point dire par là que tout grand poëte gémit et pleure nécessairement dans ses vers, mais, au contraire, que ses plus riantes extases recouvrent d'amers déplaisirs. Alors même qu'il nous entraîne dans un aimable Élysée, alors même qu'il peint la beauté sous ses plus célestes traits, c'est le vide de la terre qui le fait déployer son essor vers ces hauteurs fortunées; il est peintre de la santé, parce qu'il est malade; de l'été, parce qu'il erre sur les glaces; des eaux fraîches, parce que tout est aride alentour. Le malheureux goûte quelques instants d'ivresse, et il nous fait boire à sa coupe. Pour nous le nectar, pour lui la lie.

9

Mais voici qu'à ce propos je découvre une pensée honteuse qui se cache derrière un repli de mon cerveau; c'est la pensée

que je suis bien aise, pour mes plaisirs, qu'il ait existé de ces âmes souffrantes que des infortunés aient vécu de peines durant de longues années, pour laisser quelques pages, quelques strophes qui me charment, qui m'émeuvent un instant!... Profond égoïsme du cœur, cruauté du plaisir qui s'immole tout à lui-même! Mais aussi... Racine épicier! Virgile détaillant!... Non je n'ai pas encore assez de sens; sur mon crâne chenu n'ont pas passé assez d'années encore. Un jour viendra, et trop tôt, où plus sensé, non moins égoïste, je tiendrai ce propos devant les jeunes hommes. Et la pensée que je radote, s'élevant dans leur cerveau, s'épandra sur leur front et ne s'arrêtera que sur leurs lèvres.

Il y a dans le cerveau beaucoup de ces pensées honteuses qui se cachent par pudeur, qui se taisent crainte de se faire honnir, qui parfois, venant à surgir hors de leur cachette, font circuler la rougeur sur les fronts honnêtes.10 Un jour, un homme fit une battue dans son propre cerveau ; 11 il en sonda les replis; il chercha dessus, dessous; il visita les plus obscurs recoins, et, de ce qu'il trouva, fit un livre, le livre des Maximes, miroir fidèle où l'homme se voit bien plus laid qu'il ne croyait l'être.

Le duc, en cela, avait suivi la maxime de Socrate, qui exhorte l'homme à regarder dans son cerveau. Γνώθι σεαυτόν (c'est du grec) ne signifie pas autre chose. Pour moi, je doute fort s'il y a beaucoup à gagner dans cette habituelle contemplation. Sur bien des choses, il vaut mieux s'ignorer soi-même. Certains, à se connaître mieux, deviendraient pires. Tel, voyant son champ ingrat au bon grain, prend l'idée de tirer parti des mauvaises herbes.12

Aussi je ne regarde plus tant dans mon cerveau, mais ce m'est un passe-temps des plus récréatifs que de lorgner dans celui des autres. J'y applique la loupe, le microscope, et vous ne sauriez croire ce que j'y découvre de petites particularités curieuses, sans compter les grosses qui se voient à l'œil nu, et les monstruosités qui frappent à distance. Bien fou Gall, qui prétend 18 juger du

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