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l'ours dans la montagne, et, si je la trouve, de me mettre à l'affût

sur son passage.

Tu es libre. Et Guillaume, qui avait achevé de scier ces trois lingots, se mit, en sifflant, à mesurer une charge de poudre double de celle que l'on met ordinairement dans une carabine. - Il paraît que tu prendras ton fusil de munition, dit François. Un peu ! 10 Trois lingots de fer sont plus sûrs qu'une balle

de plomb.

Cela gâte la peau.

Cela tue plus roide.11

Et quand comptes-tu faire ta chasse?

Je te dirai cela demain.

Une dernière fois, tu ne veux pas ?

Non.

Je te préviens que je vais chercher la trace!

Bien du plaisir !

Nous deux, dis? 12

Chacun pour soi.

Adieu, Guillaume!

Bonne chance, voisin!

Et le voisin, en s'en allant, vit Guillaume mettre sa double charge de poudre dans son fusil de munition, y glisser ses trois lingots et poser l'arme dans un coin de sa boutique. Le soir, en repassant devant la maison, il aperçut sur le banc qui était près de la porte, Guillaume assis et fumant tranquillement sa pipe. Il vint à lui de nouveau.

J'ai trouvé la trace
Cependant je viens

Tiens, lui dit-il, je n'ai pas de rancune. de notre bête; ainsi je n'ai plus besoin de toi. te proposer encore une fois de faire à nous deux.18

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Le voisin ne put rien dire de ce que fit Guillaume dans la soirée.

A dix heures et demie, sa femme le vit prendre son fusil, rouler un sac de toile grise sous son bras et sortir. Elle n'osa lui

demander où il allait, car Guillaume n'était pas homme à rendre des comptes à une femme.

François, de son côté, avait véritablement trouvé la trace de l'ours; il l'avait suivit jusqu'au moment où il s'enfonçait dans le verger de Guillaume, et, n'ayant pas le droit de se mettre à l'affût sur les terres de son voisin, il se plaça entre la forêt de sapins qui est à mi-côte de la montague et le jardin de Guillaume.

Comme la nuit était assez claire, il vit sortir celui-ci par sa porte de derrière. Guillaume s'avança jusqu'au pied d'un rocher grisâtre qui avait roulé de la montagne jusqu'au milieu de son clos, et qui se trouvait à vingt pas tout au plus du poirier, s'y arrêta, regarda autour de lui si personne ne l'épiait, déroula son sac, entra dedans, ne laissant sortir par l'ouverture que sa tête et ses deux bras, et, s'appuyant contre le roc, se confondit1 bientôt tellement avec la pierre par la couleur de son sac et l'immobilité de sa personne que le voisin, qui savait qu'il était là, ne pouvait pas même le distinguer. Un quart d'heure se passa ainsi dans l'attente de l'ours. Enfin un rugissement prolongé l'annonça. Cinq minutes après François l'aperçut.

Mais, soit par ruse, soit qu'il eût éventé le second chasseur, il ne suivait pas sa route ordinaire; il avait, au contraire, décrit un circuit, et au lieu d'arriver à la gauche de Guillaume, comme il avait fait la veille, cette fois il passait à sa droite, hors de la portée de l'arme de François, mais à dix pas tout au plus du bout du fusil de Guillaume.

pas

Guillaume ne bougea pas. On aurait pu croire qu'il ne voyait même la bête sauvage qu'il était venu guetter, et qui semblait le braver en passant si près de lui. L'ours, qui avait le vent mauvais,15 parut de son côté ignorer la présence d'un ennemi, et continua lestement son chemin vers l'arbre. Mais au moment où, se dressant sur ses pattes de derrière, il embrassa le tronc de ses pattes de devant, présentant à découvert sa poitrine, que ses épaisses épaules ne protégeaient plus, un sillon rapide de lumière brilla tout à coup contre le rocher, et la vallée entière retentit

du coup de fusil chargé à double charge et du rugissement que poussa l'animal mortellement blessé.

Il n'y eut peut-être pas une seule personne dans tout le village qui n'entendît le coup de fusil de Guillaume et le rugissement de l'ours.

L'ours s'enfuit, repassant, sans l'apercevoir, à dix pas de Guillaume, qui avait rentré ses bras et sa tête dans son sac, et qui se confondait de nouveau avec le rocher.

Le voisin regardait cette scène, appuyé 16 sur ses genoux et sur sa main gauche, serrant sa carabine de la main droite, pâle et retenant son haleine; il vit l'ours blessé, après avoir fait un long circuit, chercher à reprendre sa trace de la veille, qui le conduisait droit a lui. Il fit un signe de croix, recommanda son âme à Dieu, et s'assura que sa carabine était armée. L'ours n'était plus qu'à cinquante pas de lui, rugissant de douleur, s'arrêtant pour se rouler et se mordre le flanc à l'endroit de sa blessure, puis repre

nant sa course.

Il approchait toujours. Il n'était plus qu'à trente pas. Deux secondes encore, et il venait 17 se heurter contre le canon de la carabine du voisin, lorsqu'il s'arrêta tout à coup, aspira bruyamment le vent 18 qui venait du côté du village, poussa un rugissement terrible et rentra dans le verger.

-Prends garde à toi, Guillaume! prends garde! s'écria François en s'élançant à la poursuite de l'ours, et oubliant tout pour ne penser qu'à son ami, car il vit bien que, si Guillaume n'avait pas eu le temps de recharger son fusil, il était perdu: l'ours l'avait éventé. Il n'avait pas fait dix pas qu'il entendit un cri. Celui-là, c'était un cri humain, un cri de terreur et d'agonie tout à la fois; un cri dans lequel celui qui le poussait avait rassemblé toutes ses demandes de secours aux hommes: A moi !!!

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19

Puis rien, pas même une plainte, ne succéda au cri de Guillaume.

François ne courait pas, il volait; la pente du terrain précipi

tait sa course.

Au fur et à mesure qu'il approchait,20 il distinguait plus clairement la monstrueuse bête qui se mouvait dans l'ombre foulant aux pieds le corps de Guillaume, et le déchirant par lambeaux.

François était à quatre pas d'eux, et l'ours était si acharné à sa proie 21 qu'il n'avait pas paru l'apercevoir. Il n'osait tirer, de peur de tuer Guillaume, s'il n'était pas mort, car il tremblait tellement qu'il n'était plus sûr de son coup. Il ramassa une pierre et la jeta à l'ours.

L'animal se retourna furieux contre son nouvel ennemi; ils étaient si près l'un de l'autre que l'ours se dressa sur ses pattes de derrière pour l'étouffer; François le sentit bourrer avec son poitrail 22 le canon de sa carabine. Machinalement il appuya le doigt sur la gâchette; le coup partit.

Lours tomba à la renverse; la balle lui avait traversé la poitrine et brisé la colonne vertébrale.

François le laissa se traîner, en hurlant, sur ses pattes de devant et courut à Guillaume. Ce n'était plus un homme, ce n'était plus même un cadavre; c'étaient des os et de la chair meurtrie; la tête était dévorée presque entièrement.

A. DUMAS (b. 1803).

XXXVII. LE CHIEN DU LOUVRE.1

PASSANT, que ton front se découvre : 2

Là plus d'un brave est endormi.

Des fleurs pour le martyr du Louvre!
Un

peu de pain pour son ami !3

C'était le jour de la bataille:
Il s'élança sous la mitraille;
Son chien suivit.

Le plomb tous deux vint les atteindre Est-ce le maître qu'il faut plaindre? Le chien survit.

Morne, vers le brave il se penche,
L'appelle, et de sa tête blanche
Le caressant;

Sur le corps de son frère d'armes
Laisse couler ses grosses larmes

Avec son sang.

Des morts voici le char qui roule ;'
Le chien respecté par la foule
A pris son rang,

L'œil abattu, l'oreille basse,
En tête du convoi qui passe,
Comme un parent.

Au bord de la fosse avec peine
Blessé de Juillet, il se traîne
Tout en boitant;7

Et la gloire y jette son maître,
Sans le nommer, sans le connaître
Ils étaient tant!

Gardien du tertre funéraire,
Nul plaisir ne peut le distraire
De son ennui; 8

Et fuyant la main qui l'attire,&
Avec tristesse il semble dire:
"Ce n'est pas lui."

Quand sur ces touffes d'immortelles Brillent d'humides étincelles,10

Au point du jour,

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