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leurs profits étaient considérables, plus les gouver– neurs subalternes, obligés de faire face à des engagements onéreux, devaient être habiles en vexations; chez ces derniers, la dureté, la férocité même, étaient devenues des qualités de métier : c'était sur elles que s'appuyait une des extrémités du système, car, en dernière analyse, le fonds de l'exploitation était dans le travail et les sueurs du peuple, et l'avidité des facteurs de la tyrannie ne ménageait pas plus les musulmans que les chrétiens.

Il n'y a rien au-dessous de l'état de dégradation auquel est descendu le gouvernement turc sous la tutelle de ses affranchis, Arméniens, Grecs, ou juifs; mais son apathie, sujette à de frénétiques réveils, leur a souvent rendu l'opulence dangereuse. En faisant peser sur eux une responsabilité plus grande encore que leur influence, il les avait mis dans l'impossibilité de jamais séparer leurs intérêts du sien. L'esclavage des Grecs était la condition de leur existence on conçoit ainsi combien devait être vive leur opposition à des progrès intellectuels dont la tendance était si marquée. La civilisation, contrariée dans son développement, engagea avec les représentants du despotisme ottoman une lutte moins dramatique que la lutte armée soutenue par les Clephtes, mais décisive. Les négociants qui s'étaient conservés purs de toute connivence avec le pouvoir s'attaquèrent à la vénalité musulmane et triomphèrent en renchérissant sur leurs adversaires. L'esprit d'association qui, dans ces efforts réunis, se développait chez eux à un degré fort remarquable, obtint sur l'esprit d'intrigue et la souplesse des Fanariotes de nombreux et considé

rables avantages. Les capitaux, consacrés par les négociants à un système raisonné d'améliorations, fondaient en Grèce des hôpitaux, des écoles primaires, étaient employés à des travaux d'utilité publique, à payer la rançon des Grecs tenus prisonniers par les gouverneurs turcs, à procurer des soulagements à ceux dont on ne pouvait obtenir la liberté, à payer au dehors l'éducation de jeunes gens pauvres. Les Turcs mettaient à haut prix cette tolérance, mais leur défaut de prévision s'étendait à tout, et les Grecs profitaient de ce laisser aller en achetant concession sur concession.

Parmi les négociants grecs du continent et des îles, il y en eut qui, dès les premiers symptômes d'insurrection contre la Porte, blâmèrent toute réaction armée, et pensèrent que l'affranchissement ne pourrait sortir que d'un état de civilisation plus avancé ; qu'à la longue on détruirait pièce à pièce et par un effort inaperçu la domination musulmane. D'autres pensèrent qu'il fallait seconder les mouvements insurrectionnels des habitants de l'Épire et de la Morée. Lors de la levée de boucliers qui eut lieu dans cette province en 1770, le célèbre Varvaki, négociant d'Hydra, arma à ses frais un vaisseau qui fit beaucoup de mal aux Turcs dans ces parages et seconda l'escadre russe. Après la retraite des Orloff, il fut obligé de s'expatrier. Dix années après, le fameux pirate Lampros trouva des auxiliaires parmi les navigateurs d'Hydra, de Spetzia, de Psara. Depuis cette époque, le commerce des insulaires de l'Archipel ayant pris une rapide extension, les négociants qui s'étaient livrés à de plus vastes spéculations, ayant eu à compromettre des fortunes plus considérables, se sont montrés

moins disposés à courir les chances d'une révolution. On assure, toutefois, qu'en 1808 ils offrirent à l'un des fils d'Ali-Pacha de le reconnaître pour chef politique, s'il voulait se rendre parmi eux avec quelques troupes, et proclamer l'indépendance des îles de l'Archipel. Beaucoup d'autres projets ont eu pour but d'obtenir, sous le protectorat de la Russie, une demi-émancipation politique et la constitution républicaine dont les îles loniennes avaient joui sous les Russes avant 1807.

Quoi qu'il en soit de toutes ces tentatives avortées ou de ces projets demeurés sans exécution, il est certain que la classe éclairée, riche, industrieuse, créée par le commerce au sein de la nation grecque, a constamment tendu, par ses progrès en tout genre, à rompre l'espèce d'équilibre qui, depuis la conquête, avait existé entre les moyens d'oppression des conquérants et les moyens de résistance des subjugués. Mais il y avait un point où cette révolution, non sanglante et progressive, devait changer de caractère et devenir une guerre à mort : c'était celui où les Turcs, sortant de l'engourdissement et se réveillant sur un gouffre, seraient forcés de reconnaître à leurs dépens cette immense vérité, que pour les peuples opprimés il n'y a qu'un pas de l'opulence à l'affranchissement. Les imprudences commises par la fameuse société des Hétéristes ont beaucoup hâté ce moment; l'éclat prématuré de l'insurrection en Moldavie et en Valachie l'a tout à fait déterminé. Une seule alternative s'est présentée au gouvernement turc, celle d'exterminer ou d'affranchir des esclaves devenus redoutables, et il a pris le parti qu'on pouvait attendre d'un égoïsme superstitieux et féroce; il s'est entouré

d'une vaste terreur et a précipité le mouvement qu'il voulait comprimer. Nous examinerons prochainement (1) quel a été le rôle de la puissance commerciale dans la réaction militaire, quelle part elle a eue dans l'action gouvernementale qui a constitué politiquement la Grèce moderne aux yeux des peuples civilisés. Jusqu'ici nous nous sommes bornés à établir comment elle a préparé le retour d'une existence politique. Assurément, elle n'est pas la seule à qui il faille attribuer cette régénération surprenante; d'autres influences, avec un succès que nous avons dû parfois contester, ont marché concurremment au même but. Mais en faveur de celle dont les historiens ont généralement tenu le moins de compte, nous avons réuni tous les faits selon nous dignes d'observation. Si nous ne nous en sommes pas exagéré l'importance, cet exemple d'une nation qui se rachète de l'esclavage par le travail et l'intelligence est l'une des plus grandes et des plus salutaires leçons que puisse donner l'histoire à ceux pour qui elle est faite.

(Le Producteur, 6o numéro.)

(1) Carrel n'eut pas occasion de tenir cette promesse.

[Défense de l'épigraphe du journal le Producteur : « L'àge d'or, qu'une aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous. »]

A propos d'une brochure

Intitulée D'UN NOUVEAU COMPLOT CONTRE LES INDUSTRIELS,

Nous devons nous borner, au dire d'une brochure tout récemment lancée contre le Producteur (1), à répéter, après nous être efforcés de les comprendre, les vérités découvertes par Smith, Mill et Ricardo, à conseiller la multiplication des canaux et l'entreprise des chemins de fer. La tâche serait encore assez belle, et nous l'accepterions, si, pour avoir un but et prendre une marche décidée, nous avions attendu les admonitions d'un censeur, même plus poli que M. de Stendhal. Cherchant ici, non pas à flatter l'orgueil d'une classe d'hommes que M. de Stendhal appelle noblement les marchands de calicots (2), mais revendiquant pour le travail la considération qui lui fut trop longtemps refusée par l'oisiveté puissante, nous ne disons pas honneur à qui dîne bien, mais honte à qui dîne mal par sa faute; nous ne disons pas reconnaissance à qui s'enrichit en ruinant les autres, mais reconnaissance à qui sait augmenter son bien-être en contribuant à celui du plus grand nombre, reconnaissance à tout citoyen qui sait appartenir

(1) Chez Sautelet, libraire, place de la Bourse (par Frédéric de Stendhal, dont le véritable nom, comme on sait, était Beyle).

(2) On sait combien cette désignation serait maladroite, si, trompés par une particule et un nom d'emprunt, nous avions injustement attribué la brochure à un grand seigneur.

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