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Mais nous les travaillerons, ajouta Voltaire; peu de courage et d'adresse, et nous changerons quelques-uns de ces chevaux en hommes, ou du moins nous introduirons quelques hommes parmi ces chevaux. Un peu de courage et d'adresse, et nous demeurerons les maîtres. «< Se>> roit-il bien possible en effet, que cinq ou six » hommes de mérite qui s'entendroient ( et nous » sommes en bien plus grand nombre) ne réus>> sissent pas, après l'exemple de douze faquins » qui ont réussi? » ( Lett. à d'Al., 24 juin 1760.)

Non, non la chose n'est pas possible, s'écrièrent tous les conjurés dans l'enthousiasme, que leur inspiroit le sentiment de leurs forces. Vraiment, ces faquins sont bien faits pour lutter contre nous !

<< Pour moi, dit d'Alembert, je vois tout en » ce moment couleur de rose ; je vois d'ici la to» lérance s'établir, les protestans rappelés, les

prêtres mariés, la confession abolie, et le fa>> natisme écrasé sans qu'on s'en aperçoive. >> (Lett. à Volt., 4 mai 1762. )

Ce d'Alembert dont l'esprit prophétique découvroit tant de merveilles, étoit loin d'en voir une

pour

qui n'auroit pas élé lui couleur de rose, et qui devoit précéder toutes celles dont il venoit de faire l'énumération: c'est sa sublime philosophie tombée au bout de quelques années en sans

culottisme.

Quel nom prendrons - nous, dit un des conju rés, pour nous distinguer et pour nous reconnoître? Il nous en faut un qui soit digne de la grandeur de notre entreprise, et qui en impose à la multitude.

Ce nom est tout trouvé, dit Voltaire, c'est celui qu'ont porté les libres penseurs anglois, celui dont je me décore à leur exemple, celui qui va nous attirer des prosélytes en foule. Enfin, pour ne pas vous tenir plus long-temps en haleine, c'est le grand nom de Philosophe.

Il ne put s'empêcher de rire en prononçant ce mot. Tous les conjurés rirent pareillement. Rionsen entre nous tant qu'il nous plaira, dirent-ils ; mais donnons au peuple une haute idée de ce

nom.

Aussitôt d'Alembert prend la plume et se met à calculer ce que vaut au juste un philosophe. Pendant qu'il dégage son inconnue, Diderot se lève c'étoit une des grandes espérances de la patrie. «Sans lui, d'Alembert, et quelques-uns de » leurs amis, que seroit-il resté en France ? » (Lett. de Volt. à d'Al., 5 av. 1755, et 29 fév. 1757.) Rien de plus facile que ce que vous proposez, s'écria-t-il, nous dirons au peuple: «<les >> philosophes n'ont eu qu'une expérience lente >> et une réflexion bornée: avec ces deux leviers, » ils se sont proposés de remuer le monde ; » et ils le remueront. ( Interp. de la nature, p. 52. )

Heureusement « la nature leur a donné une ima» gination forte. Aussi leurs statues demeureront » à jamais debout au milieu de ses ruines; et la » pierre qui se détachera de la montagne, ne les >> brisera pas, parce que leurs pieds ne sont pas » d'argile.» (Ibid., p. 51.)

Cet enthousiasme de Diderot, se communiqua rapidement à tous les membres de l'assemblée. « Ils furent pénétrés d'un saint respect, et d'une >> admiration profonde pour eux-mêmes; senti» mens qui n'étoient que l'effet de la nécessité où >> ils étoient de s'estimer préférablement aux au» tres.» (De l'Esp., disc. 2, c. 4.) «Un philoso» phe, dit l'un d'entr'eux, tend sans cesse à s'é» lever, et il cherche la région des nues.» (Enc.) L'amour de ses semblables, dit un autre, le sollicite quelquefois à descendre de cette hauteur; mais alors, toujours grand', toujours vaste dans ses vues, << il considère le monde comme son » école, et le genre humain comme son pupille.>> (Nat. de Dieu.)

Rousseau n'avoit rien dit encore; « son regard >> en-dessous observoit tout avec une ombrageuse >> attention.» (Mém. de Marm., t. 1, 1. IV, p. 328.) Cependant ce qu'il entendoit élevoit insensiblement son ame: il prit enfin la parole, et exposa en ces termes, l'idée qu'il s'étoit faite d'un philosophe.

<< Mon langage conviendra à toutes les nations;

» ou plutôt, oubliant les temps et les lieux, je me » supposerai dans le Lycée d'Athènes, répétant les » leçons de mes maîtres, ayant les Platon et les >> Xénocrate pour juges, et le genre humain pour » auditeur.» ( Disc. sur l'inég.)

Qui; le genre humain, ajouta un autre philosophe, c'est à lui seul que nous devons nous adresser. « Je veux qu'un Mahométan puisse me >> lire aussi-bien qu'un Chrétien. J'écris pour les » quatre parties du monde.» (Mœurs, disc. prél.) Les quatre parties du monde, dit Voltaire, c'est trop peu pour la philosophie.

Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment;

Je veux le dire encor dans les royaumes sombres :
S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.
(Epit. à Boileau. )

Quoi ! s'écrièrent nos sages, les ombres aussi deviendront philosophes? Que cela est beau! honneur, gloire à notre digne chef, qui « fait » ainsi avancer la philosophie à pas de géant, » tandis que la lumière l'accompagne et la suit. » (Enc., art. Bram.)

Ces applaudissemens furent interrompus par les discours d'un philosophe, qui, semblable au fantôme blanchâtre, dont un auteur moderne nous a conservé les importantes leçons, fit entendre dans ce moment les graves accens de sa voix profonde. ( Ruin., c. 3.)

« Toujours occupé de grands objets, dit ce »sage, si je me recueille dans le silence et la » solitude, ce n'est point pour y étudier les pe>> tites révolutions des gouvernemens, mais celles » de l'univers ce n'est point pour y pénétrer les >> petits secrets des cours, mais ceux de la nature. >> Je découvre comment les mers ont formé les >> montagnes, et se sont répandues sur la terre.... » Je contemple la terre; elle se réduit insensible»blement devant moi à un petit espace; elle > prend à mes yeux la forme d'une bourgade ha» bitée par différentes familles qui prennent le >> non de chinoise, d'angloise, de françoise. Je » rougis de la petitesse du globe. Or, si j'ai tant » de honte de la ruche, jugez de l'insecte qui » Thabite. Le plus grand des législateurs n'est à » mes yeux que le roi des abeilles. » ( De l'Esp., disc. 2, c. 7 et 10.)

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Ces sentimens conviennent à un philosophe, dit Rousseau. « De la surface de la terre, j'élève > mes idées à tous les êtres de la nature, au sys» tème universel des choses, à l'être incompré>> heusible qui embrasse tout: alors, l'esprit perdu >> dans cette immensité, je ne pense pas, je ne >> raisonne pas, je ne philosophe pas; je me sens >> avec une sorte de volupté, accablé du poids » de cet univers; je me livre avec ravissement à >> la confusion de ces grandes idées; j'aime à me » perdre en imagination dans l'espace; mon cœur,

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