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elle frappa d'autant plus qu'il étoit impossible de la prévoir. Le grand-homme venoit de dire expressément le contraire. Cependant il tenoit parole et par delà; il avoit annoncé une idée assez neuve, et celle-ci l'étoit beaucoup : elle donnoit un démenti formel aux anciennes traditions: (Lett. de qu. Juifs, t. 1.) A ce titre elle fut vivement applaudie; mais nul n'en ressentit plus de joie que le trop fameux Boulanger. Depuis longtemps il avoit conçu plusieurs idées qui étoient neuves aussi ; il eut enfin la confiance de les exposer. Je ne crois pas un mot, dit-il, de tout ce qu'on nous rapporte de plusieurs anciens personnages; je ne crois pas même qu'ils aient existé. Mes preuves sont sans réplique ; vous en jugerez.

Ensuite prenant des noms de l'Ecriture-Sainte, dans lesquels il substitua ou changea quelques lettres selon le besoin, il fit voir qu'Adam est le soleil ; que les sept patriarches sont les sept planètes; que saint Pierre est Enock; saint Jean Janus ou Annack; qu'Esope, Lockman, Salomon et Joseph sont un même personnage ; que toute l'histoire de la Bible n'est qu'un tissu d'allégories, et qu'elle ne renferme rien de réel.

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Cette philosophie étoit profonde ce qui le prouve, c'est qu'elle a été depuis adoptée et perfectionnée par l'auteur de la Religion universelle. Elle fut peu goûtée alors; et on ne doit pas en être surpris: les philosophes n'avoient pas encore

appelé la science à leur secours ; ( Rel. univ.) aussi leurs systèmes, quoique hardis et étincelans de savoir et de génie, comparés à ceux de leurs successeurs, paroissent marqués au coin de la foiblesse, de la timidité, et, comme dit l'auteur de la Religion universelle, de la commune ignorance. Ils louèrent Boulanger qui, jeune encore, avoit besoin d'être encouragé. Voltaire le loua comme les autres, mais il n'eut jamais la hardiesse de métamorphoser en astre notre père commun. Il crut avoir fait assez pour la philosophie, en disant, tantôt qu'aucun peuple ancien n'avoit parlé ni d'Adam, ni de Noé ; tantôt que plusieurs peuples autres que les Juifs, avoient conservé leur histoire et la racontoient à peu près de la même manière que Moïse: car il tenoit égalepour ces deux opinions. Il est vrai qu'elles sont contradictoires. Mais qu'importe? la philosophie trouve de grands avantages dans cette opposition. En soutenant tour à tour le pour et le contre, elle multiplie ses armes ; elle se met en état de faire face à toutes sortes d'adversaires; et comme elle va sans cesse d'un poste à l'autre, il est impossible de la forcer dans aucun.

Le grand-homme continua la critique du Pentateuque qu'il avoit si heureusement commencée : les lois de Moïse, ses dogmes, les faits qu'il rapporte, sa propre histoire, tout fut pesé dans la balance de la philosophie, et tout fut rejeté comme

foible de poids; sa raison ne pouvoit s'en accommoder. Après avoir ôté à ce célèbre législateur l'esprit, la science, la probité, la droiture, il ne restoit plus qu'à le dépouiller de son existence même. Le grand-homme s'enhardit par dégrés jusque là. « Est-il bien vrai, dit-il, qu'il y » ait eu un Moïse ? » ( Dict. phil. )

Les philosophes furent frappés d'étonnement: ils ne s'attendoient pas à cette question, qui étoit vraiment neuve; elle ne s'étoit présentée à aucun ennemi des Juifs ni des Chrétiens, soit anciens, soit modernes. « Je n'ai jamais ouï parler, dit » Abbadie, d'aucun impie qui ait eu là - dessus >> le moindre doute: ils conviennent tous qu'il y >> a eu un Moïse, et que ce Moïse a donné une » loi. » Et en effet si jamais existence a été incontestable et facile à démontrer, c'est celle-là ; on peut en voir les preuves dans les Lettres de quelques Juifs; mais d'ailleurs il n'est personne qui ne les connoisse.

Toutes décisives qu'elles sont, elles n'en imposèrent pas au grand-homme. « Enfin, dit-il, >> plusieurs savans ont douté s'il y a jamais eu un » Moïse.» (Quest. sur l'Enc.)

Cet enfin parut admirable: il étoit temps après trois mille ans de commencer à douter de l'existence de Moïse. Voltaire nomma un de ces savans, c'étoit Bolingbrocke, qui, dans un avis important revêtu de son nom, nie que ce législateur ait existé.

Les philosophes sourirent: ils savoient que l'écrit sur lequel s'appuyoit le grand-homme étoit sorti de sa plume, qu'il n'avoit fait qu'y mettre le nom de Bolingbrocke: ainsi c'étoit Voltaire qui s'appuyoit sur Voltaire; autorité sans doute respectable, mais pour lui seulement. Quant au véritable Bolingbrocke, il doute si peu de l'existence de Moïse qu'il dit que c'est un fait attesté par les auteurs étrangers, qu'il appelle des témoignages collatéraux.

Est-ce tout? Non; Voltaire comptoit encore un savant pour lui. Ce savant étoit ce même Boulanger dont j'ai parlé plus haut, aussi fameux alors par ses excès, qu'il l'a été depuis par le repentir amer dont les derniers jours de sa vie ont été marqués. Fortement étayé de ces deux respectables autorités, Voltaire avance dans sa route; il gagne du terrain. Huet évêque d'Avranche, avoit recueilli de divers auteurs les prodiges et les autres actions attribuées à Bacchus : frappé de la ressemblance qui se trouve entre l'histoire de ce prétendu Dieu et celle de Moïse, il en avoit con› clu que les païens ont eu connoissance de celleci, ce qui est très-possible, et qu'ils ont attribué à leur Bacchus plusieurs des actions de Moïse, défigurées, altérées, travesties. Le patriarche des philosophes avoit connoissance de ce travail du savant évêque : il s'en empare, prétend avoir tiré l'histoire de Bacchus et sa ressemblance avec

Moïse, des vers orphiques qui n'en disent pas un mot; et renversant en philosophe la conclusion de son maître, il dit d'un ton d'oracle : « Moïse >> est certainement le Misem, le Bacchus des vers »orphiques.» (Phil. de l'hist.)

Certainement! Oh! très certainement, car Moïse étoit connu chez les Juifs, sa loi étoit en vigueur plusieurs siècles avant qu'on célébrât parmi les païens les fêtes de Bacchus : l'histoire de Moïse est incontestable, sous quelque rapport qu'on la considère, et celle de Bacchus est pleine d'incertitudes quant à l'époque où on rapporte son existence, et quant aux actions qu'on lui attribue: pour Misé, et non pas Misem, déesse qu'on invoque avec Bacchus dans les vers orphiques, ces vers la désignent ainsi : «Misé, reine pure, » sacrée, ineffable, adorée dans l'Egypte avec la » déesse ta mère, la vénérable Isis au crêpe noir;>> ce qui convient parfaitement à Moïse donc, Moïse est calqué sur Bacchus et non pas Bacchus sur Moïse. O philosophie, voilà ta logique!

Ce raisonnement a fait fortune, il entre si naturellement dans une tête philosophique ! en combien de manière ne l'a-t-on pas répété depuis Voltaire L'auteur de la Guerre des dieux anciens et modernes, n'a eu garde de l'oublier dans l'orgie qu'il fait célébrer aux saints : il est à sa place dans ce poëme. Une dispute s'élève entre Moïse, saint Carpion, et saint Guignolet;

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