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colossales et des grandeurs toutes romaines au patriciat improvisé d'une classe naguère plébéïenne, madame de Prony conserva beaucoup d'amis, même dans ceux dont l'élévation trop rapide avait un peu troublé la raison première. Elle les reçut quand ils voulurent se rappeler les délices de sa société, et les vit quand elle eut des services à rendre, des bienfaits à demander pour quelque malheureux, ou justice à réclamer pour quelque opprimé.

La restauration lui rendit d'autres amis, éloignés longtemps par les proscriptions, et rapprocha d'elle ceux qui l'avaient parfois négligée dans le cours de leurs prospérités. Elle admit avec la même bienveillance, et les exilés qui rentraient au port de la patrie, et les échappés du naufrage le plus récent. J'ai vu près d'elle des hommes et des femmes de toutes les opinions et de tous les intérêts, suspendre le discord de leurs pensées et de leurs aversions, grâce au charme qu'elle savait répandre autour d'elle. J'ai vu dans son salon tel préfet de l'empire et tel tribun du consulat, tel législateur des Cinq-Cents et tel émigré rentré dans sa patrie par le bienfait de la restauration, tel habile zélateur des intérêts du moment, et tel jeune homme enthousiaste de nos nouvelles libertés et de nos destinées futures. Ainsi réunis autour de l'heureuse conciliatrice, ils trouvaient en elle des idées et des affections qui leur faisaient avoir les uns pour les autres, ces égards et cette indulgence qui permettent de s'entendre, et parfois conduisent à s'aimer, malgré la dissidence des opinions et la diversité des situations.

Madame de Prony, maîtresse de choisir sa société dans les rangs les plus distingués, se montrait peu jalouse de recevoir l'hommage des hommes qui n'auraient eu que des titres et des noms à citer en leur faveur.

C'est le mérite personnel, celui de l'esprit, et plutôt encore celui du cœur, qu'elle cherchait par-dessus toutes choses.

Les membres les plus illustres des quatre académies de l'Institut de France, et l'élite des ingénieurs des ponts et chaussées, se réunissaient pour former son cercle choisi. Là, par les nuances d'un tact trop rare aujourd'hui, elle marquait à chacun le degré d'estime et de considération qu'il méritait, sans diminuer d'égards et de politesse pour arriver du premier jusqu'au dernier de ses convives. Avec des manières honorables pour tous, elle ajoutait seulement les marques de son attachement ou de son admiration, selon les droits de chacun. Sous les dehors d'une égalité qui seule peut rendre supportable le grand monde, elle avait le secret d'élever chacun à la place où le portaient son mérite, son âge et son état, sans pour cela ravaler personne. Voilà l'art que n'ont jamais connu les Du Deffant du siècle dernier, parce que leur dure politesse partait toute de leur cerveau ; mais celle de madame de Prony était une suite d'inspirations du cœur.

Madame de Prony aimait surtout à montrer sa biencifiante aux jeunes gens qui s'élançaient dans la carrière avec quelque apparence de succès. Elle n'était pas seulement indulgente à leur égard; elle entrait dans leurs espérances, et prenait part à leurs vœux; elle s'identifiait à leur prospérité, et leurs succès semblaient être les siens. C'est à cette bienveillance que j'ai dû les bontés dont madame de Prony honora mes travaux et leur auteur. Je n'ai jamais vu qu'une femme plus heureuse de ce qui m'a réussi dans ma carrière : c'est ma mère. Elle aussi, comme une mère clairvoyante sur les

défauts de mon caractère, savait m'en faire sentir l'inconvénient pour les autres et pour moi; mais avec tant d'amitié, que j'étais touché et presque flatté, alors même que j'aurais dû n'être que confus ou repentant. Son goût sûr et délicat servait encore de censeur à mes écrits.

Cette active amitié qui exerçait son empire sur des hommes de tout âge, sur des personnes de l'un et de l'autre sexe; un esprit d'une gaieté douce, une imagination fraîche, le goût des lettres et des arts, voilà ce que madame de Prony conservait sans affaiblissement à l'âge de soixante-huit ans! et la mort est venue la surprendre au milieu de tout ce charme, comme elle surprend une beauté dans la fleur de son printemps.

Madame de Prony, depuis long-temps souffrante d'une maladie intestine, et toujours dérobant sa souffrance à ses amis, fut obligée, par le redoublement du mal, d'aller prendre les eaux à Vichy. Elle y resta trop long-temps et par des chaleurs excessives; une fièvre inflammatoire la saisit à l'instant où elle se préparait à nous rejoindre; peu de jours après, elle fut aux portes du tombeau. Elle expira, le 5 août 1822, entre les bras d'une partie de sa famille qui habite aux environs de Moulins; mais loin de son époux et de sa sœur.

Après un an de regrets qui ne sont pas diminués, mais que le temps a rendus moins déchirans, j'ai pu prendre sur ma douleur de réunir quelques faits qui rappelassent les vertus et les qualités d'une femme qui, pour tous ses amis et pour moi surtout, est au nombre de ces pertes qu'on ne répare plus dans la vie.

C** D**.

membre de l'Institut.

CONSIDÉRATIONS

SUR LA LITTÉRATURE ROMANTIQUE.

Si, après avoir visité les demeures élégantes et les riches plaines de la Lombardie, vous avez franchi les gorges des Hautes-Alpes; si vous avez parcouru, sous un ciel moins doux, au bruit des torrens, les vallons ignorés de l'Engadine et d'Appenzel, vous dites peutêtre, en comparant ces souvenirs : Ce sont des différences analogues qui caractérisent les genres classique et romantique. Il peut y avoir beaucoup de vrai dans cette première donnée, mais elle ne paraît pas assez positive; on voudrait même distinguer dans toutes leurs ramifications les deux littératures, et savoir laquelle il faudra préférer désormais.

C'est proposer une de ces questions qui ne seront pas résolues entièrement. On ne trouve point dans la nature, dont les moyens sont inépuisables, les distinctions formelles, les doctes repos que demande notre esprit toujours curieux, et bientôt fatigué. Après un mûr examen, les différences que nous prétendions saisir nous paraissent chimériques, ou douteuses, parce que des différences semblables se retrouveront dans tout ce qu'on observera. Quand on cherche à poser exactement les limites, on en voit toute la difficulté ; les classes se rapprochent, s'unissent, et on ne discerne plus que des individus.

Les deux littératures sur lesquelles on dispute vivement, et qu'on croit opposées entre elles, se confondraient bientôt si on retranchait de l'une et de l'autre ce que pourrait y trouver de défectueux ou d'extrême, un critique dont le goût serait scrupuleux, mais qui aurait conservé du génie. On ne peut tarder à sentir que le plus parfait des écrivains ne serait ni classique ni romantique, ou plutôt qu'il serait l'un et l'autre. Mais, dira-t-on, si on obtenait par cette double réforme une pureté féconde et une vigueur irréprochable, cela même serait éminemment classique. Sans doute, ce serait la manière classique devenue plus originale, plus hardie selon les convenances actuelles; et toutefois ce serait aussi la manière romantique moins bizarre, plus châtiée, plus raisonnable, mais assez libre encore et plus constamment naturelle. Le naturel n'est pas ce qui par singularité se présente d'abord à l'imagination de quelques personnes, ce que dictent même des habitudes, ce qu'inspirent des inclinations particulières; mais ce que tous les esprits auxquels on ne pourra contester de la justesse et de l'étendue croiront d'accord avec l'ordre universel, et parfaitement conforme aux penchans les plus secrets du cœur humain.

Si on entend par romantique tout ce qui n'est pas classique à un degré inconstestable, tout ce qui n'est pas visiblement imité des seuls Grecs, ou des Romains, leurs premiers imitateurs, ce genre, ainsi agrandi, présentera de telles différences qu'il faudra recourir à des subdivisions, et distinguer du moins le simple et le mysté→ rieux. Le génie mystérieux rappellerait expressément les traditions de l'Orient, et serait analogue au christianisme. Quant à l'inspiration simple, sans choix, sans

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