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servi sans scrupule? Ce rigorisme excessif tend à appauvrir la langue française, qui déjà, depuis Corneille et Molière, a perdu une foule de mots dont elle a besoin, et qui pourtant ont été consacrés par l'usage qu'en ont fait ces deux grands poëtes.

On applique plus particulièrement la désignation d'amateurs, à ceux qui aiment et qui cultivent les beauxarts et les artistes. Quand ils sont riches et instruits, ils deviennent à la fois des amateurs et des protecteurs. On peut être amateur de peinture, de poésie, et n'avoir pas les moyens de protéger les peintres et les poëtes; il ne serait pas impossible non plus de citer des hommes opulens, des princes qui ont affecté d'accorder leur protection aux beaux-arts, sans les aimer réellement, c'est-àdire, sans être amateurs. Combien de grands seigneurs qui, par ton et non par goût, possèdent de riches galeries de peinture et de sculpture, sans en connaître le prix, saus pouvoir en apprécier les beautés, et combien de Turcaret, qui, pour se donner les airs et les manières du grand monde, paient au poids de l'or des livres qu'ils n'ont jamais ouverts, et des tableaux qu'ils ont à peine entrevus!

Pour être amateur il faut être connaisseur, et pour être protecteur il suffit d'avoir de l'argent et du crédit. Périclès et Mécène étaient à la fois amateurs et protecteurs des beaux-arts; il y a pourtant cette différence entre eux, que Périclès ne suivait que ses penchans et ses goûts, tandis que Mécène, également porté par inclination à favoriser les artistes et les poëtes, les protégeait encore par calcul et par politique. Il voulait que les poëtes célébrassent sans restriction les vertus et les grandeurs d'Auguste. Il fallait tromper la postérité en gardant un

silence absolu sur les crimes et les cruautés de celui qui devint à Rome le bienfaiteur de l'humanité après en avoir été le fléau. Périclès se servit aussi de l'attrait des beaux-arts pour subjuguer le peuple d'Athènes, mais comme il n'avait pas le même intérêt qu'Auguste à guider le pinceau des artistes, à présider aux inspirations des poëtes, le siècle auquel il a donné son nom rappelle, pour les beaux-arts, l'époque la plus glorieuse et les temps les plus illustres.

En établissant la comparaison entre le siècle d'Auguste et le siècle de Périclès, il ne serait pas impossible peutêtre d'expliquer l'infériorité de Rome et la supériorité d'Athènes. Virgile, au lieu de célébrer les belles époques de la république romaine, dont il n'était pas permis de se souvenir sous le règne d'Auguste, se trouva réduit à chanter les pieux exploits du dernier descendant des Troyens. Sophocle au contraire ne fut pas contraint d'aller chercher chez les Egyptiens le sujet de ses poëmes dramatiques; il put les trouver dans sa propre patrie, il eut toute liberté d'explorer les anciens temps de la Grèce, dont Périclès n'avait pas à rougir. De-là cette nationalité qu'on retrouve partout dans les poëmes de Sophocle, et qui ne se fait apercevoir qu'indirectement dans les épopées de Virgile. Les plus belles, les plus nobles inspirations sont celles du patriotisme. Les beaux-arts veulent être libres, et la poésie, la peinture n'ont besoin, pour être fécondées, que d'amateurs indépendans, et de protecteurs qui puissent sans honte considérer le présent, et voir invoquer les souvenirs du passé.

E. D.

DISCOURS

D'INAUGURATION

POUR LE THÉATRE DU HAVRE (1).

CONSACRÉ par vos soins aux neuf Sœurs de la Fable,
Enfin il est debout ce Temple interminable,
Qui, de ses fondemens sortant avec lenteur,
Long-temps d'un vain espoir flatta le spectateur,
Comme un chêne encor nain promet, à fleur de terre,
D'ombrager les neveux de son propriétaire.

Pour nous il s'est levé ce jour terrible et doux,
Ce jour qui tant de fois recula devant nous;
Aux torrens du public enfin la porte s'ouvre,
Et sur vos bords aussi le génie a son Louvre.
Le parterre l'admire, étonné de s'asseoir
Sous un soleil nouveau qui s'allume le soir
Il en peut contempler la colonnade ovale,
De celle de Perrault très-modeste rivale,
Les degrés somptueux et les foyers ouverts
Sur vos bassins chargés de pavillons divers.

;

L'armateur satisfait, pour prix de ses largesses,

Peut du sein des plaisirs calculer ses richesses,

(1) Ce théâtre a été ouvert le 25 août. L'auteur du discours est né au Havre.

Et dans ces lacs profonds, creusés pour son comptoir,
Voit d'un gain assuré se balancer l'espoir.
Tourne-t-il ses regards vers la scène mobile,
Une forêt qui fuit lui découvre une ville;
C'est là que Cicéri, dont les heureux pinceaux
Font frémir le feuillage et couler les ruisseaux,
A suspendu pour vous les tentes de l'Aulide,
Vous égare avec lui dans les jardins d'Armide,
Vous offre tour à tour le Caire et ses bazars,
La prison de Warvick, le palais des Césars,
Le temple de Vesta, le bosquet de Joconde,
Et vous donne en peinture un abrégé du monde.

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Pour enchanter vos sens tous les arts sont d'accord; Mais au goût qui les juge ils devaient cet effort. Où pouvaient-ils porter d'aussi justes hommages? Quel plaisir délicat n'a droit à vos suffrages?

C'est peu que la Neustrie étale à tous les yeux Les opulens tributs d'un sol industrieux; Ces pressoirs ruisselans qu'un jus doré colore, Ces basins de Déville, et ces prés où l'Aurore, Qui n'a jamais quitté son époux d'un œil sec, Vient mouiller de ses pleurs les madras de Bolbec; C'est peu que d'Yvetot le royaume historique Habille un peuple heureux des tissus qu'il fabrique, Et d'un chorus de joie ébranlant les échos, Célèbre le lundi sous les pommiers de Caux ; Votre gloire est plus belle, et l'antique Neustrie N'est pas moins chère aux arts que chère à l'industrie. Là, Corneille naquit, et cet esprit puissant, Qui créait à lui seul le théâtre naissant, A devancé Racine, et Quinaut et Molière,

Et son laurier normand couvre la France entière ;

Là naquit Fontenelle, astronome mondain
Que les Grâces suivaient un compas à la main;
Là, ce peintre éloquent, Poussin, dont le génie
D'un Raphaël français étonna l'Italie !

Sol fécond, dans tes champs le voyageur séduit Rencontre un souvenir en savourant un fruit : Arques, Falaise même eut ses jours de vaillance, Et Rouen plus fameux, où morte pour la France, Jeanne, qui succombait sous le joug étranger, Léguait aux cœurs normands son malheur à venger; Et ce clocher d'Harfleur, debout pour vous apprendre Que l'Anglais l'a bâti, mais ne l'a pu défendre ; Enfin votre cité, cette reine des eaux, Par un commerce actif rivale de Bordeaux, Rivale de Toulon par plus d'une victoire, Qui s'illustra soi-même et suffit à sa gloire.

Oui, vous deviez un temple aux filles d'Apollon;
Elles ont eu des sœurs dans ce riant vallon.
C'est toi que j'en atteste, aimable Lafayette,
De Clève et de Nemours, muse tendre et discrète,
Qui dérobas ta vie à la célébrité

En illustrant le nom que Segrais t'a prêté;
Toi, docte Scudéri, muse plus téméraire,
Lauréat féminin d'un concours littéraire.

Mais le Hâvre a vu naître un talent créateur,
Celui qui transporta sur ce bord enchanteur
Les fables et les dieux de l'Arcadie antique (1).
Tout prend sous ses pinceaux un charme poétique :

(1) Bernardin de Saint-Pierre.

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