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n'établit mieux la crédulité naturelle de l'homme. Quel que fiers que nous soyons de nos lumières; avec quelque ardeur que nous vantions les progrès de l'esprit humain, nous ne sommes que de vieux enfans qu'on berce de chimères, qu'on endort avec des contes.

Il y a des contes noirs et des contes bleus; c'est à ceux-ci que je donne la préférence. Les premiers attristent, les autres flattent l'imagination. L'Alcoran m'ennuie; les miracles même de Mahomet, tout incroyables qu'ils sont, m'inspirent peu d'intérêt; j'aime mieux les Mille et une Nuits. Il y a plus d'instruction, de morale, de génie dans les Mille et une Nuits que dans l'Alcoran et dans tous les commentaires sur l'Alcoran : c'est une vérité hardie que je viens d'énoncer; heureusement, je n'ai nulle intention d'aller à Constantinople.

Entre diverses espèces de mensonges, je m'en tiens à ceux dont le bon homme Galland nous a donné la traduction. Avec quelles délices j'ai lu ces contes au sortir de l'enfance! avec quel plaisir je viens de les relire dans la belle édition que publie M. Gauttier (1)! J'y ai trouvé un charme particulier; ces fictions m'ont fait oublier quelques tristes réalités. Puisqu'il faut à toute force être trompé, je veux l'être à ma fantaisie. Je me plais sous la tente de l'Arabe; j'écoute avec avidité les étonnantes aventures de Sindbad le marin, les merveilles de

(1) Les Mille et une Nuits, contes arabes, traduits en français par Galland; nouvelle édition in-8. publiée par M. Édouard Gauttier, augmentée de contes traduits pour la première fois, et ornée de vingt-une gravures. La souscription étant définitivement fermée, le prix invariable de l'ouvrage demeure fixé ainsi qu'il suit : Chacun des sept volumes, en papier fin satiné, 6 fr.;

la lampe enchantée; tout cela vau mieux que notre his

toire.

Une chose assez remarquable, c'est qu'en fait de prodiges, nous n'avons rien inventé. Les mêmes fictions qui amusaient les vieux temps nous amusent encore aujourd'hui. Les fables prennent de nouvelles formes, le fond ne change pas. Sous ce rapport tout nous vient de l'Asie; c'est la terre classique du merveilleux. On y retrouve jusqu'à la Matrone d'Éphèse, à l'infortune de Joconde et au conte de Belphegor, de ce diable observateur, vaincu par une femme.

Je veux raconter cette fable orientale; elle se trouve dans les nombreuses additions qui enrichissent la nouvelle édition des Mille et une Nuits, et qui la rendent préférable à toutes les autres. Je suis convaincu qu'on lira cette aventure avec plus de plaisir qu'une homélie contre la raison ou un manifeste en faveur de l'igno

rance.

Transportons-nous dans les environs de Bagdad; yoyezvous ce pauvre bûcheron : il se nomme Ahmed, il a une femme acariâtre, jalouse, querelleuse; ce n'est pas en cela que consiste le merveilleux. S'il gagne quelque chose, elle a toujours soin de s'en emparer. Un jour, ce pauvre homme ayant épargné quelques sous pour acheter une corde, sa femme s'en aperçut : « Ah! mauvais sujet, lui

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carré vélin, 12 fr.; grand-raisin vélin, 20 fr.. Chacune des trois livraisons de gravures, composée de sept vignettes, en noir, 6 fr. 50 c.; papier de Chine, 12 fr.; triples épreuves, papier de Chine, bistre et noire, 25 fr. A Paris, chez Rappilly, lib., boulev. Montmartre; Collin de Plancy, rue de Richelieu, n. 67; et Gottier, lib. à la Tente, Palais-Royal. Cette édition sera celle des amateurs.

dit-elle, il paraît que tu mènes une belle conduite. Cee argent est sans doute destiné à quelque maîtresse. Patience! J'y mettrai bon ordre, tu ne sortiras plus sans

moi. »

«

Qu'on se mette à la place du malheureux bûcheron, et qu'on juge de son désespoir, lorsqu'au moment de partir, il voit sa femme monter sur un âne, et le suivre à la montagne. Au moins je saurai maintenant, lui ditelle, ce que tu fais quand tu quittes la maison. » Les voilà sur la montagne; Ahmed maudissait le sort lorsqu'il lui vint à l'esprit une heureuse idée. « Ma femme, dit-il, je vais te prier de me rendre un service. Il y a long-temps que l'on m'a indiqué un trésor; il est caché au fond de ce puits que tu vois à quelque distance. Il faut que tu m'attaches à cette corde, et que tu m'y fasses descendre. —Pas du tout, répondit-elle, c'est moi que tu vas attacher; j'y descendrai tout aussi bien qu'un autre; tu serais capable de garder le trésor pour toi seul.» Ahmed consent à cet arrangement; il attache sa femme avec la corde, et la laisse glisser le long du puits. Quand il sentit qu'elle était au fond, il lâcha tout. « Ma mie, lui dit-il, je vais jouir de quelques instans de repos; vous aurez la complaisance de rester là jusqu'à ce que je vienne vous en tirer. » Et sans écouter ses prières et ses menaces, il retouha tranquillement à son travail.

Quelque temps après, Ahmed trouvant la leçon assez forte, jeta de nouveau la corde dans le puits. « Allons, dit-il à la mégère, attachez-vous, que je vous retire. >>> Puis il hissa un poids fort lourd; mais quelle fut sa surprise de trouver au bout de la corde un génie. « Que j'ai de remerciemens à vous faire, lui dit cette espèce de gnôme; je suis du nombre des génies qui ne peuvent s'élever dans

l'air. J'avais fait de ce puits mon habitation, lorsqu'il m'est arrivé la plus méchante femme du monde. Croiriez-vous qu'elle n'a cessé de me tourmenter depuis que je l'ai eue pour compagne : que je vous suis reconnaissant de m'avoir délivré de cette furie! Un tel service ne restera pas sans récompense: je sais que le roi des Indes a une fille charmante, j'en prendrai possession et je la rendrai folle. Le roi son père cherchera vainement à la faire guérir, tous les efforts de l'art seront inutiles. Voici quelques feuilles qu'il suffira de faire tremper dans l'eau, pour en frotter le visage de la princesse, je serai aussitôt forcé de la quitter. C'est un trésor que je vous remets. »

Tout se passa comme le génie l'avait dit. Ahmed guérit la princesse des Indes, et, suivant l'usage des romanciers de l'Orient, il devint son époux.

Mais le génie, qui aimait la possession des jeunes princesses, se logeà sans cérémonie dans le corps de la fille de l'empereur de la Chine. Cette demeure lui plaisait beauconp. Toute la cour de Pékin était dans la consternation. Heureusement l'empereur avait entendu parler de la guérison miraculeuse de la princesse des Indes. Il dépêcha un ambassadeur vers Ahmed, pour le prier de venir en toute hâte à la Chine et de rendre la santé à sa fille. Ahmed s'empressa de partir.

Son étonnement fut extrême en retrouvant le même génie qu'il avait retiré du puits. « Eh quoi! lui dit celui-ci, c'est toi Ahmed, que j'ai comblé de bienfaits; c'est toi qui viens me ravir une princesse que j'aime. Prends-y garde; si tu me forces à sortir d'ici, je vais droit aux Indes, et je fais mourir ta femme.

Ahmed, dont l'esprit s'était formé par les voyages, lui répondit : « Mon Dieu! bon génie, ce n'est pas pour

guérir la princesse que je viens ici, c'est pour implorer votre secours. Vous rappelez-vous cette femme qui vous a fait enrager dans le puits; eh bien! c'était la mienne. Je ne sais qui a pu la tirer de là; mais enfin elle est libre, elle s'attache à mes pas; elle me suit partout; vous la verrez dans un instant. De grâce, accordez-moi votre assistance. »

« Mon assistance! répliqua vivement le génie, Ahmed, mon ami, tirez-vous-en comme vous pourrez ; pour moi je n'y saurais rien faire, et je m'enfuis. » A ces mots, le génie se sauve, la princesse revient à la santé, et Ahmed comblé des faveurs de sa majesté chinoise, retourne dans les États du roi son beau-père.

« C'est madame Honesta

Qui vous réclame, et va partout le monde
Cherchant l'époux que le ciel lui donna.
Incontinent le diable décampa.

Le Belphegor de La Fontaine se trouve dans les œuvres de Machiavel; mais où Machiavel l'avait-il puisé? De son temps les contes arabes n'étaient point connus en Europe. Voilà un point de critique qui passe mon érudition. Faut-il admettre que les fables gaies ou sérieuses font incognito le tour du monde? Ce serait bien le cas d'avoir recours à quelque génie; mais où trouver aujourd'hui des génies?

A. J.

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