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DE LA SANTÉ

SOUS DES RAPPORTS LITTÉRAIRES ET AUTRES.

On vient de publier, sous le titre d'Hygiène oculaire, la seconde édition d'un petit écrit rédigé avec la justesse et la simplicité que demande particulièrement tout ce qui tient d'aussi près à l'utilité publique. Mais les remarques dont il va être ici l'occasion', plutôt que le sujet, concerneront sous un point de vue moins spécial et moins circonscrit, le maintien de la santé ou la conservation des organes.

Celle de la vue est un avantage inappréciable que, dès la jeunesse, on doit songer à ne point perdre par sa faute; surtout quand on médite de grandes compositions littéraires. L'affaiblissement des yeux attriste; il a des effets importuns dont tout le travail de la pensée peut se ressentir, et qui doivent ôter au génie quelque chose de son assurance ou de son originalité. Mais la perfection de la vue, et sa fraîcheur, pour ainsi dire, n'exigent pas seulement, selon l'observation de M. R. Parise, le bon état de l'estomac, elles supposent celui du sang,la force intérieure, et tout le généreux mouvement de la vie. Sans cette aptitude, cette santé générale, le regard serait morne ou agité; sans cette énergie, cette jeunesse de l'ame, le talent se bornerait à l'imitation, la raison même se découragerait, les affections les plus douces auraient aussi moins de grâce et de charme, on ne trouverait en soi aucune fermeté dans les jours d'épreuve, enfin le

bonheur serait impossible, et la célébrité même resterait incertaine.

On a défini la santé le résultat de l'équilibre entre les alimens et les travaux. Cette acception est trop restreinte, à moins qu'on n'entende par les travaux toute manière d'exercer ou d'employer les forces, et qu'on ne range au nombre des alimens, et l'air, et la lumière même, enfin tout ce qui soutient ou répare les organes, tout ce qui les met en jeu. Ces diverses choses doivent être prises en considération; mais sans trop de recherche, et surtout sans pusillanimité. C'est une remarque de l'ancienne sagesse qu'un homme d'un jugement sain n'a pas besoin de consulter les gens de l'art pour se préserver de maladie dans l'ordre ordinaire, ou même pour ralentir l'approche des infirmités: l'hygiène est presque toute la médecine pour les caractères mâles, et il en serait de même pour les hommes libres.

La santé, dans le sens le plus étendu, n'est pas moins un mérite moral qu'un don physique: mens sana in corpore sano. C'est la perfection considérée comme une force bien répartie, comme un moyen habituel d'activité ou de jouissance, ce qui suppose une constitution heureuse maintenue par la prudence et par la modération. On pourrait dire des peuples comme des individus, qu'ils sont doués ou privés de santé ; mais pour qu'ils en jouissent avec calme, peut-être faut-il, ainsi qu'au fond des États-Unis, beaucoup d'espace et une atmosphère qui n'ait pas retenti durant vingt siècles des joies discordantes du vice, ou des plaintes ignobles de la servitude.

Dès que les circonstances le permettent, le sentiment de la santé donne le bonheur ; et quand on sait les rendre ou les trouver supportables, ce même sentiment

procure du moins de la gaieté. La fortune est rarement assez contraire pour qu'on devienne réellement à plaindre malgré l'une et l'autre santé, malgré la force et la raison; peut-être même n'est-on malheureux que faute d'une santé inébranlable ou d'une extrême force. Le cachot n'effrayerait pas un homme assez robuste, et, s'il eût été possible que les Messéniens, ayant toute la fierté des temps héroïques, fussent tombés pourtant sous le joug de Sparte, comme rien alors ne les eût avilis, ils auraient attendu un Aristomène avec la patience qui est l'asile du faible dans les jours ordinaires, et quelquefois celui du fort sous le poids de l'extrême injustice.

Sans des facultés surabondantes on ne serait qu'un homme vulgaire, et sans l'harmonie de ces moyens on resterait chargé d'imperfections. L'effet de cette santé invisible n'est autre que l'ame dans l'acception morale, ou dans le style particulier aux beaux-arts; c'est l'unique source du naturel, et de cette vérité d'expression à laquelle les talensacquis ne doivent jamais prétendre.Dirigés vers de plus grands objets, cette force suscitera le génie, et si elle est causée par un autre prestige, elle produira l'amour moral, l'amour profond, ou gracieux et délicat. L'amour dans sa beauté, le génie dans son élévation, le naturel dans sa candeur sont des signes non équivoques de cette santé intime qu'altèreraient également les désordres du cœur ou les excès des sens.

Mais après avoir décélé quelquefois ou animé le génie, l'amour peut l'affaiblir; l'un et l'autre ont besoin de choix et de retenue. Ceux qui ont fait du plaisir la plus constante occupation de leur jeunesse, n'ont plus que des sentimens arides, et des idées trop lascives; ils deviennent incapables de cet autre amour qui, sans se jeter loin des

convenances, dans des écarts romanesques, environnait l'imagination de lueurs sublimes, pour ennoblir encore d'honnêtes voluptés. Et de même ceux qui en se passionnant inconsidérément pour l'étude se seront enfoncés dans des voies particulières, et qui, ress rrés dans ces limites, auront oublié le reste du monde, ceux qui auront travaillé trop et mal, n'auront plus cette vue de l'ensemble, ce coup-d'œil rapide qui seul éclaire le jugement; il ne leur sera donné de rien vivifier, de rien deviner; de toutes parts les détails les envelopperont, et bientôt la froide érudition les éteindra.

Quand la santé se détériore essentiellement, le caractère change; des chagrins envieux ou de puérils soupçons remplacent des dispositions plus loyales, et on perd sans retour la fermeté du citoyen, ou la constance, l'égalité de l'homme juste. Dans nos contrées populeuses où d'innombrables familles, prudemment entassées, auront l'avantage de dépendre toutes d'une même fantaisie, quelquefois, comme au temps de Louis XIII, ou en d'autres temps, il suffira d'une incommodité habituelle chez un homme d'État pour changer les maximes qui décident des intérêts de trente millions d'hommes, et pour rendre l'administration dure et insensée, ou intrigante et cor

rompue.

Un simple dérangement de santé, s'il est irréméliable ou si seulement il se prolonge, diminue sans doute en quelque chose les facultés intellectuelles; et il en doit être ainsi, malgré les apparences, lors même que cette sorte d'imperfection provient de l'esprit exercé opiniatrément, lorsqu'il s'agite et qu'il absorbe trop de chaleur. Les forces de la tête paraissent s'accroître, mais d'autres facultés morales souffriront de cette intempérance; il faut

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bien avouer que dans un corps privé en partie de sa vigueur naturelle, l'ame n'est pas tout ce qu'elle eût pu être s'il n'eût pas souffert, et qu'ainsi la sagesse est quelquefois ébranlée, pour ainsi dire, par les suites mêmes des méditations sans lesquelles on ne serait pas devenu

sage.

C'est une partie essentielle de l'éducation de faire sentir de bonne heure combien il importe, et pour la dignité de la vie, et pour le contentement, ou même pour les succès durables, de maintenir, par la modération en toutes choses, le calme, la souplesse des organes, et l'entière pureté du sang. On regretterait amèrement vers le déclin des années d'en avoir suivi le cours en ne faisant que de tardives réflexions: beaucoup de fautes sont décisives, beaucoup de pertes sont irréparables dans notre vie courte et unique. Sans s'imposer comme un joug un régime trop exact, une règle dont l'application doit plutôt varier selon les circonstances, il convient de ne jamais perdre de vue les principaux préceptes de l'hygiène, et il importe avant tout de s'interdire les écarts dont le sacrifice coûte le plus. De voluptueux prétextes ne manqueraient jamais pour reculer l'instant d'écouter la raison jusqu'au jour où, même en la suivant, on ne pourrait rien rétablir. Qu'on ne croie point renoncer par-là au bonheur; les émotions vraiment heureuses ne sont pas enivrantes, elles ont un charme moins passager.

La contention d'esprit, lorsqu'elle est journalière, surpasse peut-être toute autre fatigue, dans une vie réglée. Un sage régime devient alors indispensable chez ceux qui écrivent pour la postérité; c'est un devoir de prolonger des forces dont on peut faire un bon usage : tout serait perdu au moment où la plume serait seulement

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