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" Le devin d'Arcadie, dont parle Hérodote, « fut obligé de se faire faire un pied de bois à <«< la place de celui qu'il avait perdu. Un frère « qui, brouillé avec son frère, va chercher sur << la place publique, ou au Gymnase un étran«ger pour en faire son ami, ressemble à un <«< homme qui couperait volontairement un de « ses membres pour s'en donner un postiche. « Le besoin qui nous fait rechercher des amis, « nous avertit de ménager et de conserver avec « soin ceux qui nous sont unis par les liens du «sang. La nature ne nous a point faits pour « vivre sans amis, sans société, et dans une so«litude entière que nous ne pourrions pas « même soutenir long-temps.»

Dieu n'aurait point donné à l'homme autant d'intelligence s'il l'avait destiné à vivre dans l'isolement; c'est parce qu'il s'est réuni en société que l'homme s'est rendu la vie plus douce et plus agréable. La désunion de la grande société lui ôte sa force et n'offre plus la même sécurité à chacun de ses membres. Il en est de même de ces assemblées où l'amour des arts, le besoin d'une conversation agréable, et un échange mutuel de complaisances et d'attentions réunit un certain nombre de personnes; sitôt qu'il s'y glisse un esclave calomniateur, un flatteur étranger ou un homme envieux, l'union est rompue, on n'y trouve plus le même charme. C'est la même chose dans une famille. Puisque

l'homme ne peut pas vivre sans amis, sans société, pourquoi aller chercher hors de chez soi ce que l'on trouve dans sa propre maison? pourquoi se faire un ami d'un étranger lorsque nous avons un frère ou une sœur?

Vous trouvez sans doute de l'agrément et beaucoup de plaisir dans les différentes sociétés où je vous produis; mais lorsque c'est moi qui reçois, ou que nous allons passer la soirée chez votre oncle ou votre tante, chez Dormilly, votre cousin, ou chez sa sœur madame de SaintPéray, je vous vois plus contens; la société à vos yeux prend une forme toute nouvelle ; vous vous trouvez plus à votre aise ; vous y êtes plus aimables que partout ailleurs; vous vous y abandonnez avec plus de confiance à votre gaîté naturelle; enfin votre esprit s'y développe davantage. C'est que vous êtes au sein de votre famille, que vous êtes entourés de vos parens. Le besoin que vous avez d'amis, vous avertit que vous devez préférer à tout autre ceux qui vous sont unis les liens du sang, par et que ce n'est plus la même chose lorsque vous les cherchez hors de votre famille. Après ceux qui nous ont donné le jour, un frère est le meilleur ami que nous puissions choisir, puisqu'il est notre plus proche parent, que le même sang coule dans nos veines. Des frères doivent donc être comme les doigts de la main, c'est leur union qui fait leur force: ils ont donc in

térêt à se ménager mutuellement les uns et les

autres.

Rien ne prouve davantage l'impiété et le mépris envers les Dieux que l'indifférence et le mépris pour nos parens.

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«La plupart des amitiés ne sont plus que << des ombres et de faibles images de cette pre«mière affection que la nature imprime en «< nous pour nos parens et pour nos frères. Ce« lui qui ne révère point ce sentiment respec« table, à qui persuadera-t-il jamais qu'il ait « pour des étrangers une véritable bienveil« lance, et quelle idée peut-on avoir d'un homme qui, de vive voix ou dans ses lettres, «< traite de frère un étranger, et qui refuse de «< faire un pas avec son frère? Il y aurait de l'é«< garement à maltraiter un frère dont on pare<«<rait avec soin la statue. Est-il d'un jugement «< plus sain d'honorer dans un étranger le nom «< de frère, et de haïr celui qui l'est vérita«<blement, celui qui nous est uni par les liens « les plus sacrés et les plus respectables, ceux <<< de la nature?

<< Les hommes ne peuvent donc rien faire « de plus agréable aux dieux que de payer gé

<< néreusement et de bonne grâce à ceux de << qui ils tiennent le jour et l'éducation, l'u« sure des bienfaits anciens et nouveaux qu'ils

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parens ;

« en ont reçus; et rien ne prouve davantage <«< l'impiété envers les dieux que l'indifférence « et le mépris pour les aussi pour « le reste des hommes, nous est-il simple«ment défendu de leur faire du mal, mais « pour un père et une mère, si nous ne << sommes sans cesse occupés de tout ce qui « peut leur être agréable, et que nous nous «bornions à ne pas leur nuire, nous passerons << pour des impies et des sacriléges. »

Les enfans ne peuvent rendre à leurs père et mère un plus grand service, et leur donner un témoignage plus satisfaisant de tendresse, que d'avoir les uns pour les autres une amitié et une bienveillance inaltérables. Il est aisé de s'en convaincre par les choses les moins importantes. Que des enfans maltraitent un domestique estimé par leurs parens, qu'ils négligent des plantes qui faisaient l'objet de leurs soins, qu'ils ne fassent aucun cas d'un chien ou de tout autre animal qu'ils aimaient, ces vieillards bons et compâtissans en sont affligés; ils voient avec peine que leurs enfans repoussent et tournent en ridicule ce qui avait fait l'objet de leur attachement et de leur admiration. Peuvent-ils voir avec indifférence qu'ils se livrent à des haines, à des discordes mutuelles, qu'ils s'accablent réciproquement d'injures, qu'ils cherchent à se nuire en toute occasion et à se supplanter les uns les autres?

mais lorsqu'ils s'entre-aiment véritablement, et que, séparés de corps par la nature, ils réunissent leurs affections, leurs goûts, leurs projets, leurs travaux et leurs amusemens; alors ils assurent à leurs parens par cette amitié fraternelle, une vieillesse heureuse et tranquille. Il n'est point de père qui aime les sciences, les honneurs et les richesses autant qu'il chérit ses enfans, et qui, par conséquent, n'ait moins de plaisir à les voir éloquens, riches et élevés en dignités, qu'unis entre eux par une affection véritable.

La division entre des frères est toujours fàcheuse en soi, mais elle n'afflige personne autant que les parens. Celui qui hait son frère et qui ne peut le voir d'un bon œil, en veut nécessairement à ceux qui lui ont donné le jour.

Des enfans honnêtes, non contens de s'entre-aimer par égard pour leurs parens, se chériront encore davantage par l'amitié qu'ils se porteront mutuellement; ils se trouveront heureux d'avoir des frères. Aussi Homère met, avec raison, au nombre des malheurs de Télémaque, de n'avoir point de frère.

Apollonide, mère du roi Eumène et de trois fils, Attale, Philetère et Athénée, se félicitait sans cesse et remerciait les dieux, non de son opulence et de sa dignité, mais de l'union qui régnait entre ses enfans, dont les trois der

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