Images de page
PDF
ePub

Le babillard cherche à plaire et il importune.

« La première chose à dire au babillard, c'est qu'il en est de la parole comme du vin. << Cette liqueur, destinée à procurer à l'homme << une boisson agréable et une douce joie, «< fait tomber ceux qui en boivent avec excès, <«< dans une sombre tristesse, ou dans des em« portemens fâcheux. De même la parole, «< ce lien si doux et si puissant de la société « humaine, inspire de l'éloignement et de « l'aversion pour ceux qui en abusent. Le <«<babillard cherche à plaire, et il impor« tune; il veut se faire admirer, on le mé«prise; il désire d'être aimé, et il se rend «< odieux. Un homme qui, paré de la ceinture « de Vénus, éloignerait de lui tous ceux qui <«< voudraient s'en approcher, serait né en « dépit des Grâces. On doit regarder aussi « comme ennemi des Muses, celui qui se rend « importun et désagréable par ses discours.

« Entre les différentes maladies de l'ame, les << unes sont dangereuses, les autres odieuses; «< il en est aussi de ridicules. L'intempérance « des paroles réunit ces trois caractères. On « se moque des grands parleurs qui ne di« sent que des choses frivoles; on les hait « quand ils donnent des nouvelles fâcheuses; « et ils s'exposent à de grands dangers quand

«< ils révèlent des secrets. Un jour qu'Ana<«< charsis s'était endormi chez Solon, après son « dîner, on le vit tenant sa main gauche sur << son bas-ventre, et la main droite sur la «< bouche. Il jugeait que rien en nous n'a be<«< soin d'une plus forte bride que la langue. «En effet, le nombre de ceux qui ont été les « victimes de leur incontinence est peut-être <«< moins grand que celui des villes et des em<< pires dont l'indiscrétion a causé la ruine. »

"

Examinez bien celui qui ne peut contenir sa langue, vous verrez qu'il ressemble à une véritable marionnette. C'est un corps qui ne reçoit de mouvemens que ceux que la langue lui communique. Ce n'est point le cerveau, ce n'est ni le cœur, ni l'ame, qui lui donnent quelqu'impulsion; non, on dirait, au contraire, qu'il est privé de ces grandes facultés. Il n'est point à ce qu'il dit, ce n'est réellement que sa langue qui se meut avec une facilité incroyable. Il s'approche de vous, vous parle dans la figure; si vous reculez un peu, il vous retient par le bouton de votre habit, porte la main à votre chapeau, à votre cravate, il en défait le nœud, relève le col de votre gilet, joue avec votre jabot, et tout cela sans croire qu'il vous importune. Comment un tel homme pourrait-il plaire? il emploie tous les moyens qui peuvent l'éloigner de ce but. Qu'il soit auprès de dames qui ne

le connaissent pas, et qu'elles lui accordent la parole, elles s'en repentiront bientôt. Il lui sera d'abord impossible de se tenir à la place où il est; il s'approchera d'elles en gesticulant, car il n'a pu prendre sur luimême l'habitude de se contenir. Il faut qu'il importune de ses mains comme de sa langue: il dénouera le ruban qui attache le chapeau de l'une, tirera le gand de l'autre, jouera avec le sac de celle-ci ou avec le cachemire de celle-là; enfin, il ne sera pas dix minutes sans passer pour un impertinent, un grossier, un homme à fuir et à ne plus recevoir. Comment est-il possible qu'il puisse parvenir à plaire? les moyens qu'il emploie s'y opposent; c'est donc un insensé qui serait moins à plaindre d'être muet que d'avoir l'usage de la parole, puisqu'il ne s'en sert que pour se faire détester. Point de fausse honte avec des hommes de cette espèce; il faut les fuir à l'instant même, et ne plus souffrir qu'ils vous approchent.

Sylla se vengea d'une manière atroce, lorsqu'il prit la ville d'Athènes, des railleries de ses habitans.

Sylla assiégeait Athènes, et il désirait « que le siége ne trainât pas en longueur, << étant appelé en Asie par l'invasion de Mi

« thridate, et à Rome par les entreprises du << parti de Marius, qui venait de reprendre a le dessus. Des vieillards qui s'entretenaient <«< dans la boutique d'un barbier, dirent que a le quartier nommé Heptachalcos, était « mal gardé, et qu'il y avait à craindre que <«< la ville ne fût surprise de ce côté là. Des « espions rapportent ce propos à Sylla « qui, rassemblant aussitôt ses troupes, donne « l'assaut au milieu de la nuit, et se rend « maître de la ville. Il la détruisit presque << tout entière, et le carnage y fut si grand, «< que le sang ruisselait dans le Céramique. « Le vainqueur était moins irrité de la ré<«<sistance des habitans, que des railleries «< qu'ils s'étaient permises contre lui et con<< tre sa femme Metella. Pendant le siége, ils « lui crièrent, du haut des murailles: Sylla est « une múre saupoudrée de farine, et ils lui di<«<saient d'autres injures non moins piquantes. <«< Mais ils payèrent chèrement le plaisir le « plus léger, comme le dit Platon, le plaisir « de parler. »

«

Se venger de quelques railleries par des flots de sang, annonce que Sylla avait plutôt l'instinct de la férocité que de la véritable grandeur ; et l'on n'est plus étonné de voir ce monstre faire tomber sous le fer des bourreaux tout ce que Rome avait de plus recommandable. Quel fléau pour l'humanité!

Et cet anthropophage est mort paisiblement! et pas un Romain n'osa venger la mort de son père! et tout le sénat se souilla du meurtre de César, après avoir élevé un temple à sa clémence! O fragiles humains, quand votre cœur sera-t-il explicable!

Plutarque est loin, sans doute, d'applaudir à la férocité de Sylla; ce n'est qu'un exemple qu'il apporte contre l'intempérance dans les paroles. Il n'est pas toujours bon de rechercher ces exemples dans l'histoire, les pages en sont si sanglantes qu'elles feraient haïr l'humanité. Elles consolent cependant des nombreux forfaits qu'elles retracent par le tableau de grandes vertus, et les compensations qu'elles offrent vous réconcilient avec ceux qui gouvernent les peuples et avec la plupart des hommes. On voit bien qu'ils ne sont souvent criminels que parce que les mœurs, les mauvaises lois ou les circonstances les poussent plutôt au crime qu'à la vertu. L'homme qui se conserve vertueux au milieu des grandes catastrophes des empires, est un être privilégié qui doit se trouver heureux d'échapper à la corruption..

« PrécédentContinuer »