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L'Angleterre n'est, au fond, qu'une vaste, opulente et vigoureuse aristocratie. D'immenses propriétés réunies dans les mêmes mains ; des richesses colossales accumulées sur les mêmes têtes; une clientelle nombreuse et fidèle, groupée autour de chaque grand propriétaire, et lui consacrant l'usage des droits politiques qu'elle semble n'avoir reçus constitutionnellement que pour en faire le sacrifice; enfin, pour résultat de cette combinaison, une représentation nationale composée, d'une part des salariés du gouvernement, et de l'autre, des élus de l'aristocratie telle a été l'organisation de l'Angleterre jusqu'à ce jour.

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Cette organisation, qui paraît fort imparfaite et même fort oppressive en théorie, était adoucie en pratique, tant par les bons effets de la liberté conquise en 1688, que par plusieurs circonstances particulières à l'Angleterre, et qu'on n'a pas, je pense, assez remarquées, quand on a voulu transporter ailleurs certaines institutions tenant aux priviléges, et empruntées, dans leurs modifications, de la constitution britannique. Je conviendrai même, de bonne foi, que je ne me suis pas toujours suffisamment préservé de cette erreur.

L'aristocratie anglaise n'avait jamais été, comme celle de plusieurs autres pays, l'ennemie du peuple. Appelée, dès les siècles les plus reculés, à revendiquer contre la couronne, ce qu'elle nommait ses droits, elle n'avait pu faire valoir ses prétentions qu'en établissant certains principes utiles à la masse

des citoyens. La grande Charte, bien que rédigée au sein de la féodalité et empreinte de beaucoup de vestiges du système féodal, consacre la liberté individuelle et le jugement par jurés, sans distinction de rang ni de personnes.

En 1688, une grande partie de la pairie anglaise avait concouru à la révolution qui a fondé, en Angleterre, le gouvernement constitutionnel; et depuis cette époque, au lieu de se vouer à la domesticité et aux antichambres, cette portion de nobles était restée à la tête d'un parti d'opposition, qu'elle servait de sa fortune, en même temps qu'elle en recevait de la force.

Faisant ainsi collectivement de son aristocratie une des bases de la liberté, la noblesse anglaise se conciliait en détail l'affection de la classe dépendante, par un patronage que sa durée et la fidélité avec laquelle les patrons accomplissaient leurs devoirs, avaient rendu presque héréditaire. Les grandes propriétés des seigneurs anglais étaient en partie tenues à bail par de riches fermiers qui les cultivaient de père en fils, à des conditions restées depuis très long-temps les mêmes; leurs maisons étaient remplies de nombreux domestiques, que le maître payait chèrement, et qui lui paraissaient une charge inséparable de son état. Chacun de ces grands seigneurs était en quelque sorte le chef d'un petit peuple, dont la fortune dépendait de lui, et qui le servait de son zèle et des moyens divers que chaque individu de ce peuple se trouvait posséder.

Il était résulté de cette organisation qu'en Angleterre l'aristocratie n'était nullement odieuse à la masse de la nation. Les lois mêmes qui sont émanées du parti populaire aux époques où il a tenu le pouvoir en main, n'ont jamais été dirigées contre la noblesse. Il ne faut pas m'opposer l'abolition de la Chambre des Pairs durant les guerres civiles; cette mesure de révolution n'était point en harmonie avec le sens vraiment national. Les priviléges de la noblesse, modifiés par l'usage plus que par la loi, s'étaient conservés dans la Grande-Bretagne sans exciter l'irritation qu'ils causent ailleurs.

Au milieu de cette combinaison de liberté et d'aristocratie, de clientelle et de patronage, la détresse est venue. La fortune des grands n'a plus été suffisante pour subvenir au maintien de leurs relations avec la population qui dépendait d'eux; les propriétaires ont haussé leurs baux ou changé leurs fermiers, les maîtres ont renvoyé leurs domestiques : ils n'ont vu, dans cette manière d'agir, qu'une mesure d'économie. Je veux examiner si cette mesure n'est pas le germe d'un changement dans les bases de l'ordre social, dont je suis porté à croire que les symptômes sont déjà visibles, bien que la cause en soit ignorée.

Partout où la masse des nations n'est pas comprimée par une force majeure, elle ne consent à ce qu'il y ait des classes qui la dominent que parce qu'elle croit voir, dans la suprématie de ces classes, de l'utilité pour elle. L'habitude, le préjugé, une

espèce de superstition, et le penchant de l'homme à considérer ce qui existe comme devant exister, prolongent l'ascendant de ces classes, même après que leur utilité a cessé; mais leur existence est alors précaire, et la durée de leurs prérogatives devient incertaine. Ainsi, le clergé a vu diminuer sa puissance dès qu'il n'a plus été le seul dépositaire des connaissances nécessaires à la vie sociale : les peuples n'ont plus voulu obéir implicitement à une classe dont ils pouvaient se passer. L'empire des seigneurs féodaux a commencé à déchoir lorsqu'ils n'ont plus offert à leurs vassaux, en compensation des priviléges que ceux-ci consentaient à respecter, une protection suffisanté pour les dédommager de leur soumission à ces priviléges. Les grands seigneurs anglais n'avaient ni le monopole des sciences comme les ecclésiastiques, ni celui de la protection comme les barons du moyen âge; mais ils avaient celui du patronage, et ils faisaient tolérer ce monopole par les classes inférieures, en s'attachant et se conciliant une vaste clientelle. Ils l'ont licenciée. Ils ont cru, et c'est une erreur dans laquelle l'aristocratie tombe toujours, ils ont cru qu'ils pouvaient s'affranchir des charges et garder le bénéfice; mais les cliens, repoussés par leurs patrons, se sont par là même, sentis replacés sur un terrain d'égalité. Ils en ont été avertis par un instinct sourd et rapide; et toute la disposition morale de l'Angleterre a été changée. Les anciens fermiers payans plus cher, ou les nouveaux fermiers qui ont remplacé les anciens,

ne sont plus les dépendans des propriétaires ; ce sont des hommes qui, ayant traité avec eux d'après les lois, ne reconnaissent pour intermédiaire que ces lois, au nom desquelles on leur a imposé récemment des conditions plus onéreuses. Les serviteurs renvoyés ont renforcé la classe qui n'a rien à perdre, classe déjà très nombreuse en Angleterre, à cause de ses détestables lois prohibitives, et de ses parish laws, si horribles contre les pauvres. De la sorte, une grande portion du peuple, qui était autrefois le soutien de l'aristocratie, en est devenue l'adversaire.

Ce premier résultat du licenciement de la classe dépendanté en a produit un second, et ces deux effets se sont accrus l'an par l'autre.

Jusqu'à ce jour, une portion de l'aristocratie anglaise défendait franchement la liberté. Se sentant à l'abri des orages populaires, il lui était agréable de limiter à son profit la puissance du trône. Les nobles de l'opposition étaient flattés de se montrer les tribuns d'un peuple qu'ils dirigeaient. Aujourd'hui, cette portion même de l'aristocratie bri tannique s'aperçoit que le gouvernail lui a échappé, et s'effraie des principes démocratiques qui font des progrès. En conséquence, sa marche est incertaine. Elle ne demande plus tout ce qu'elle demandait, et elle ne désire pas tout ce qu'elle demande. Par exemple, de tous les anciens whigs qui avaient débuté par réclamer la réforme parlementaire, il y en a bien peu qui en parlent encore, et il n'y en a pas un, j'ose le dire, qui l'effectuât, s'il le pouvait, par un

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