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ment à des vérités que je ne saurais apercevoir par le rapport d'aucun de mes sens.

Mais n'est-il pas vrai que, pour opérer cet assentiment, il faut convaincre mon esprit? 11 faut, par conséquent, que ce soit en vertu d'un fondement solide, ou par quelque motif suffisant, que mon esprit donne cet assentiment. Il faut donc que, pour juger de la solidité de ce fondement ou de ce motif, je me serve des lumières de ma propre raison, et non pas de celle d'un autre; car la raison d'autrui ne peut espérer de conviction que sur l'esprit d'autrui. Il est évident que cela ne saurait être autrement vous avez donc tort de rejeter ma raison comme incompétente.

La foi, sans le consentement de la raison, est un édifice construit au hasard, et sans savoir s'il est bâti sur le roc ou sur le sable. Or, encore un coup, comment cette raison peut-elle donner son assentiment à un système qui, à son jugement, contient des propositions contradictoires? ou comment peutelle le donner, tant que ces propositions lui paraltront contradictoires? Cela est impossible.

J'observe encore, sur ce que votre philosophe paraft regarder l'annihilation de notre être comme une chose dont l'idée est épouvantable, que, quant à moi, à la faveur du secours de ma raison, je suis très éloigné de l'envisager de même. Je sais que j'ai commencé d'exister: Je sais que tout ce qui a un Commencement d'existence a aussi une fin cela est vrai, surtout à l'égard des êtres sensibles; ils finissent les uns plus tôt, les autres plus tard. Je vois mourir tous les jours de ceux qui sont venus au monde avant moi, et de ceux qui y sont entrés après moi. Je sens qu'il est aussi nécessaire et aussi inévitable que je cesse d'être, que par la liaison des causes et des effets il l'a été que je commence d'exister.

Puisque donc telle est ma nature et mon destin, pourquoi m'en épouvanter? Je ne m'épouvante pas plus des derniers degrés de la cessation de mon être que j'ai été affligé des premiers. Je sens tous les jours la diminution de mon être, et je ne suis pas moins tranquille pour cela.

Il est vrai, cependant, qu'étant content de l'état dans lequel je me trouve en ce monde, comme je le suis, si je pouvais prolonger la durée de mon exi

et

tence, et l'éterniser, je le ferais sans doute même, quelque gracieux que soit mon état, je le changerais contre un meilleur, contre celui, par exemple dont vous me parlez dans votre système, supposé que ce fut une réalité car il faudrait être fou pour ne pas savoir sacrifier un bien certain présent à un autre bien certain à venir, qui serait infiniment plus grand que le premier, et surtout si, en ne le sacrifiant pas, il y avait la misère la plus affreuse à craindre, comme vous le supposez dans votre système.

Mais, comme je l'ai déjà observé, cela ne dépen drait pas de la considération seule de la grande dis proportion de la valeur de ces deux biens; il faudrait mesurer encore les degrés de probabilité concernant la certitude ou l'incertitude de la réalité de ce der nier bien, et enfin, sur le résultat de cet examen, prendre un parti final, conforme a la droite raison.

Tout ce que je veux enfin conclure par ce long discours est que je crois que, jusqu'à ce que vous ayez levé tous mes scrupules, et que vous m'ayez démontré, avec une entière évidence, qu'il n'y a rien de contradictoire dans votre systême, l'argument de votre philosophe, que vous voulez me faire valoir, ne peut ni ne doit faire aucune impression sur moi, pour me porter à changer l'état de vie que J'ai embrassé, et dont je suis parfaitement content!

Tant que je suis persuadé que ce que vous m'of frez est une pure chimère, il y aurait encore plus de disproportion à mon égard de risquer ou de sa crifier mon bonheur actuel pour celui que vous voulez me faire espérer, qu'il n'y en aurait à parier une piastre contic l'empire aux conditions rapportées. Il y a au moins, pour ce dernier, qui pariait, un degré d'espérance de gagner. Je sens bien que la disproportion à la perte est immense mais au moins il n'est pas absolument sans espérance de gagner: le hasard pourrait le favoriser à ce point-là. Mais, à risquer un bonheur réel, quelque mince qu'il fût, contre la chimère la plus magnifique et la plus flat teuse que l'esprit humain puisse imaginer, il n'y a aucune proportion, aucune espérance de gagner, ni par conséquent aucune raison qui puisse porter un homme de bon sens à prendre ce parti.

Ce raisonnement de mon ami, ou plutôt de son philosophe chinois, paraît décisif contre l'argument

de M. Locke, à l'égard d'un homme persuadé d'une certitude géométrique, que le système de notre religion est erroné. Il s'agit de savoir si cette persuasion est possible, et si l'on peut concevoir que ceux qui se vantent d'être dans le cas de cette persuasion agissent réellement de bonne foi.

Ceux qui connaissent le monde ne doutent pas qu'il n'y ait des hommes qui, malheureusement pour eux, sont dans cette fatale erreur; et l'argument de M. Locke ne paraît pas efficace pour les en tirer.

Pour guérir l'esprit de quelqu'un de ces incrédules, il faut faire ses plus grands efforts pour lui prouver que le système de la region chrétienne ne renferme point de contradiction; et que, s'il contient des choses qui sont au-dessus de notre raison, elles ne sont pourtant pas contre la raison, ni par conséquent contradictoires: ces preuves paraissent difficiles à donner; mais elles ne doivent pas être impossibles pour un homme qui possède bien ce système et les règles du raisonnement.

Il faut convenir, au surplus, qu'il y a des occasions où notre raison nous est fort incommode, soit que nous la suivions, ou que nous l'abandonnions.

Je suis de ce sentiment, et je ne donne pas le raisonnement de mon ami, ni celui de son philosophe chinois à mes lecteurs, pour jeter des scrupules dans leur esprit, fussent-ils même de toute autre religion que la nôtre; mais dans l'espérance que quelqu'un plus habile que moi voudra se donner la peine de le réfuter solidement. Pour moi, je ne l'entreprends pas, de crainte qu'après tous les efforts que j'aurais faits il ne m'arrivât ce qui est arrivé à quelques-uns de ce qui ont écrit sur l'immortalité de l'âme, qui, ne l'ayant pas prouvée au gré des critiques sévè res, ont été soupçonnés de ne la pas croire euxmêmes.

ARTICLE QUATRIEME

De l'incertitude de nos connaissances naturelles.

I

J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein; c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Je ferais trop d'honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable (1).

II

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours.

(1) Tous ceux qui ont attaqué la certitude des connaissances humaines ont commis la même faute. Ils ont fort bien établi que nous ne pouvons parvenir, ni dans les sciences physiques, ni dans les sciences morales, à cette certitude rigoureuse des propositions de la géométrie, et cela n'était pas difficile; mais ils ont voulu en conclure que l'homme n'avait aucune règle sùre pour asseoir son opinion sur ces objets, et ils se sont trompés en cela. Car il y a des moyens súrs de parvenir à une très grande probabilité dans plusieurs cas, et, dans un grand nombre, d'évaluer le degré de cette probabilité. (Note de l'auteur de l'Eloge.)

Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu'il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par des fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable; et on appréhenderait de dormir comme on appréhende le réveil, quand on craint d'entrer en effet dans de tels malheurs. En effet, ces rêves feraient à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais, parce que les songes sont tous différents et se diversifient, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n'est pas pourtant si continue et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors on dit: Il me semble que je rêve; car la vie est un songe un peu moins inconstant.

III

Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui se présentent à eux; mais nous le supposons bien gratuitement; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient,

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