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CHAPITRE X I.

Suite de la fertilité des terres, & de quelques Loix agraires.

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Uelques peuples avec l'avantage de faire d'abondantes récoltes, avoient encore celui de pofféder des terres extrêmement meubles & faciles à labourer. Pline (lib. XVIII, cap. XVIII.), après avoir parlé de la grande facilité de la culture en Egypte, ajoute que les terres n'exigeoient pas plus de travail dans la Babylonie, la Séleucide, & le long des bords du Tygre & de l'Euphrate où le produit des moiffons paffoit de beaucoup celles qu'on faifoit en Egypte. Les terres dans la Syrie, & par conféquent dans la Paleftine que les Anciens comprennent le plus fouvent fous cette dénomination, n'avoient befoin que d'un léger labour, tandis qu'il en faut donner plufieurs aux terres en Italie, & que huit forts boeufs attelés à une même charrue perdent la refpiration à la tirer. Les terres fertiles de l'ancienne, Numidie, aujourd'hui le Royaume d'Alger, font, au rapport de Columelle (lib. II, cap. II.), mêlées d'un fable qui les rend extrêmement meubles & folubles, & on les laboure fans peine.

La Médie eft fertile en beaucoup d'endroits, mais principalement vers les portes Cafpiennes. Il y a de gras pâturages, où l'on éleve une grande multitude de chevaux. Ce pays envoyoit tous les ans aux Rois de Perfe, outre un tribut en argent, trois mille chevaux, quatre mille mulets, & cinquante mille moutons. Les Satrapes d'Arménie envoyoient auffi en Perfe vingt mille poulains tous les ans. C'est de la Médie que nous vient cette plante fi utile pour la nourriture des chevaux, que nous appellons luzerne, & les Anciens appelloient medica. Elle fut d'abord apportée en Grece, dans le temps des guerres de Darius; delà elle passa en Italie, d'où elle s'eft répandue dans toute l'Europe. Cette plante eft fort célébrée par les Anciens, parce que, comme dit Columelle (lib. II, cap. XI.), 1°. lorfque la terre en eft une fois enfemencée, elle s'y conferve, & pouffe abondamment pendant

que

dix années; 2°. parce que chaque année on la fauche quatre & souvent jusqu'à fix fois; 3°. parce qu'elle engraiffe & fertilife la terre; 4o. parce qu'elle engraiffe finguliérement tous les beftiaux qui s'en nourriffent; 5°. parce qu'elle rend la fanté aux troupeaux malades; 6°. parce qu'un jugere en culture de luzerne fournit abondamment pour la nourriture de trois chevaux durant toute l'année, d'où il fuit qu'un arpent de France fuffiroit pour la nourriture de fix chevaux. On peut voir ce qui concerne la culture de la luzerne, dans Columelle, à l'endroit cité; dans Varron (lib. I. c. XLII.), & dans Pline (lib. XVIII, c. XVI.). Amphiloque avoit compofé un Volume entier fur cette plante & fur le Cytife.

L'Espagne autrefois pouvoit être comparée aux pays les plus délicieux de la terre, & aucun ne lui étoit préférable pour l'abon dance des récoltes en bleds, en vins & en fruits de toute forte. On y trouvoit toutes les chofes néceffaires à la vie, comme celles qui ne font recherchées que pour le luxe. Il y avoit des mines d'or & d'argent, de grands vignobles, de vaftes plants d'oliviers. L'on n'y voyoit point de terres incultes, point de ftériles; car les cantons où le bled ne réuffiffoit pas fourniffoient d'excellens pâturages; & s'il y en a quelques-uns qui ne foient propres à aucune de ces productions, on y recueille des joncs marins qui fervent faire des cordages pour les vaiffeaux, des nattes, & d'autres ouvrages utiles. Tel eft le témoignage que Solin rend de la bonté des terres d'Espagne. Pomponius Méla dit que l'Espagne abonde tellement en hommes, en chevaux, en fer, en plomb, en argent & en or, que fi dans quelques endroits la difette d'eau la rend diffemblable d'elle-même, il y croît cependant du lin & du jonc avec quoi on fait des cordes & des nattes. Juftin (lib. XLIV.) dit que l'Espagne eft plus fertile que la Gaule, & même que l'Afrique; car, dit-il, cette région n'eft point brûlée par les ardeurs du foleil, comme l'Afrique, ni fatiguée par des vents violens & continuels, comme la Gaule; mais, placée entre ces deux pays, elle est vivifiée & fécondée par des chaleurs modérées & des pluies bienfaifantes, au point qu'elle procure abondamment tous les fruits & toutes les chofes néceffaires à la fubfiftance, non-feulement de ses habitans, mais encore des citoyens de la Ville de Rome & de toute l'Italie. Elle ne produit pas feulement une prodigieufe quantité de froment, elle est également fertile en vins délicieux,

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en miel & en huile. Elle abonde en chevaux, en lins, en joncs. Les entrailles de la terre y font remplies de mines d'or, d'argent, de fer & de vermillon.

L'Espagne eft remplie de bois & de forêts d'arbres fruitiers d'une grandeur & d'une groffeur prodigieufes. La nature y a planté avec prodigalité le chêne, le châtaigner, l'yeufe, le noyer, le noifetier, le cerifier, le prunier, le poirier, le pommier, le figuier, la vigne fauvage, & beaucoup d'autres. On y voit des châtaigners qui ont jufqu'à quarante pieds de circonférence. Les pommes y font délicieufes; les olives, fur-tout celles de l'Andaloufie, font de la groffeur d'une noix au moins. Les oranges, les citrons, les coings, les grenades y foifonent. Tout le monde connoît les vins de Malaga, d'Alicante, de Rota, de Xerès, de Porto, &c.

Le mont Orofpeda abonde en mines d'argent, ainfi que les environs de la Ville d'Ilipa fur le Bétis, & de Sifapo, à préfent Sirnéla, plus au nord, près des bords du Tage & du Guadalquibir. Dans la Galice, fouvent les laboureurs enlevent des blocs d'or avec leur charrue. Il y en a également des mines dans les Afturies. Mais la mine d'argent la plus abondante étoit fituée à deux tiers de lieue de Carthagene. Quarante mille hommes étoient employés à l'exploiter, & ils fourniffoient au peuple Romain la valeur de vingt-cinq mille deniers, ce qui revient à 18612 livres par jour, & par an à 6793562 liv. L'Afturie, la Galice & la Lufitanie rendoient auffi aux Romains 12500000 livres par an. Dans un endroit appellé Bebelo, qu'on croit avoir été situé près de la Ville d'Ofca dans le pays des Ilergetes, il y avoit un puits commencé par Annibal, qui rendoit au propriétaire trois cents livres poids d'argent par jour, ce qui revient à 8212500 liv. par an. Enfin l'argent étoit fi commun en Espagne, qu'on en faifoit des ancres pour les navires, des tonneaux pour mettre les liqueurs, & des lambris dans les appartemens. Enforte que cette contrée autrefois fut pour les Carthaginois, & enfuite pour les Romains, ce qu'eft aujourd'hui l'Amérique pour les Espagnols.

Il y a en Espagne des mines de fel, des pierres d'une bonne qualité & d'une grande beauté pour la conftruction des maisons ; il y a auf des pierres à chaux, & d'autres dont on tire un ciment qui fert à donner une grande folidité aux murs des édifices. Là, les troupeaux de boeufs, de chevaux, de moutons font

innombrables; les bois, les forêts, les prairies & les plaines retentiffent par-tout des meuglemens & des bêlemens de ces animaux. Les chevaux de ce pays font très-eftimés. Varron rapporte qu'on a vu en Lufitanie des porcs fi gras, qu'ils avoient plus d'un pied de lard.

Les forêts & les montagnes font remplies de daims, de cerfs, de fangliers, de lievres & de lapins; d'aigles, de hérons, d'éperviers, de faifans & de francolins.

Les mers procurent de grands poiffons, des baleines, des congres, des murenes, des thons, des lamproies & d'autres; des huîtres, & toutes fortes de poiffons à coquille. Les fleuves n'y font pas moins poiffonneux.

En faisant l'énumération des productions de l'Espagne, on fe perfuaderoit volontiers qu'on fait la description du Paradis terrestre, ou celle de ces champs fortunés où les Anciens avoient imaginé que les ames de leurs héros alloient pour jouir de la félicité, qui étoit le prix & la récompense de leurs vertus. En effet, c'étoit dans la Bétique, partie méridionale d'Efpagne, & dont l'Andaloufie fait à préfent la meilleure partie, que les Mythologues & les Poëtes plaçoient leurs champs élyfées, parce que ce pays avoit la réputation autrefois comme il l'a encore aujourd'hui, d'être le plus délicieux & le plus heureux du monde; prééminence qu'il tient autant de la fertilité de fon fol, que de la bonté & de la délicateffe de fes fruits. Regio eft, dit Mérula, parlant de l'Andaloufie, qua infigni rerum omnium fertilitate luxuriat, cunctas univerfi terrarum orbis provincias eo nomine facilè fuperans. Ce Géographe moderne n'eft que l'écho des éloges que les Géographes de l'antiquité ont faits de la Bétique. On lit dans Pline (lib. III, c. I.): Batica à flumine eam mediam fecante cognominata, cundas provincias diviti cultu, & quodam fertili ac peculiari nitore præcedit. Le même Auteur affure (lib. XVIII, c. X.) que les terres dans toute la Bétique rendoient cent pour un : Cùm centefimo quidem & Leontini Siciliæ campi fundunt, aliique, & tota Batica & imprimis Ægyptus. Sur ce pied, il ne faudroit que 452381 arpens par an en culture de bled pour nourrir toute la population qui eft actuellement en Espagne & en Portugal, & qui fe monte à 9500000 ames car un arpent qui produit cent pour un, peut fournir à la fubfiftance de vingt-une perfonnes, en fuppofant la femence de fix boiffeaux & demi par arpent. Auffi dit-on que l'Andaloufie eft

le grenier, la cave, & l'écurie de l'Espagne.

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Je lis dans le Lexicon historique, géographique & poëtique de Charles Etienne, que la Bétique eft le tiers de l'Espagne; mais fur l'Orbis Romanus de M. d'Anville, la Bétique contiendroit feulement dix-neuf millions d'arpens: or l'Espagne entiere, conjointement avec le Portugal, comprendroit plus de cent treize millions d'arpens fur la même Carte; par conféquent la Bétique ne feroit guère que la fixieme partie de l'Espagne antique, c'est-àdire, de l'Espagne actuelle & du Portugal enfemble. Un pays d'une auffi petite étendue, s'il étoit encore auffi fertile que Pline dit l'avoir été autrefois, pourroit nourrir cent millions d'habitans en ne mettant en culture de bled chaque année que 4750000 arpens, qui font le quart de la Bétique. Et fi les terres avoient été de cette qualité dans toute l'étendue de l'ancienne Efpagne, la cinquieme partie de fes terres auroit procuré la fubfiftance à une population de 474600000 ames. Mais l'Espagne n'a jamais été par-tout également fertile : en général ce pays eft rempli de montagnes, & très-aride en beaucoup d'endroits. Strabon (lib. III, c. 7.) dit que la Turdétanie & les bords du Bétis ou Guadalquibir font très fertiles pour le froment, les vins, les huiles de la meilleure qualité, les laines, les mines d'or & d'argent. Ce canton fait partie de la Bétique, & nous l'y avons compris. La Lufi tanie, aujourd'hui le Portugal & l'Eftremadure, étoit également très-fertile, mais elle étoit mal cultivée. Les Ifles Baléares produifoient une prodigieufe quantité de bleds. Mais ce Géographe obferve que la partie feptentrionale de l'Espagne eft féche, montueufe & maigre. La Bifcaye, par exemple, la Galice, la Navarre, l'Aragon, la Caftille vieille, la Province de Murcie, celle de Valence, celle d'entre le Douero & le Minho, celle de Tralos-montes, le Béira & l'Algarve, ne jouiffent pas de la réputation de produire beaucoup de bleds; mais les Afturies en produifent: l'Eftremadure tant Efpagnole que Portugaise est très-fertile. On en peut dire autant de la Caftille nouvelle, mais fur-tout du Royaume de Léon, de celui de Grenade, de la Catalogne, de Mayorque & d'Ivice, & de l'Alentejo, qu'on appelle le grenier du Portugal.

Mérula (part. 11, lib. II, c. III. Cofmograph.) dit que la plupart des terres en Espagne rendent trente pour un, & fouvent même jusqu'à quarante, principalement dans l'Andaloufie : Incre

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