Images de page
PDF
ePub

des aparques, ou de l'offrande des prémices brûlés en commençant les repas; mais ces aparques elles-mêmes ne furent très-évidemment que des espèces de sacrifices diminués; comme nous pourrions transporter dans nos maisons certaines cérémonies religieuses, exécutées avec une pompe publique dans nos églises. On en demeurera d'accord pour peu qu'on se donne la peine d'y réfléchir.

Hume, dans sa vilaine Histoire naturelle de la religion, adopte cette même idée de Heyne, et il l'envenime à sa manière : « Un sa»crifice, dit-il, est considéré comme un présent : or, pour donner une chose à Dieu, il faut la détruire pour l'homme. S'agit-il d'un » solide, on le brûle; d'un liquide, on le répand; d'un animal, on >> le tue. L'homme, faute d'un meilleur moyen, rêve qu'en se faisant

[ocr errors]

du tort il fait du bien à Dieu; il croit au moins prouver de cette ⚫ manière la sincérité des sentiments d'amour et d'adoration dont il » est animé ; et c'est ainsi que notre dévotion mercenaire se flatte de » tromper Dieu après s'être trompée elle-même. »

Mais toute cette acrimonie n'explique rien elle rend même le problème plus difficile. Voltaire n'a pas manqué de s'exercer aussi sur le même sujet; en prenant seulement l'idée générale du sacrifice comme une donnée, il s'occupe en particulier des sacrifices humains.

<< On ne voyait, dit-il, dans les temples que des étaux, des bro»ches, des grils, des couteaux de cuisine, de longues fourchettes de »fer, des cuillers, ou des cuillères à pot 2, de grandes jarres pour >> mettre la graisse, et tout ce qui peut inspirer le mépris et l'hor» reur. Rien ne contribua plus à perpétuer cette dureté et cette

atrocité de mœurs, qui porta enfin les hommes à sacrifier d'autres hommes, et jusqu'à leurs propres enfants. Mais les sacrifices de >> l'inquisition dont nous avons tant parlé ont été cent fois plus abo

'HUME's Essays and Treatises on several subjects. The natural History of religion. Sect. ix; London, 1758, in-4o, page 511.

On peut remarquer dans ce morceau, considéré comme une formule générale, l'un des caractères les plus frappants de l'impiété : c'est le mépris de l'homme. Fille de l'orgueil, toujours ivre d'orgueil, et ne respirant que l'orgueil, l'impiété ne cesse cependant d'outrager la nature humaine, de la décourager, de la dégrader, d'envisager tout ce que l'homme a jamais fait et pensé, de l'envisager, dis-je, de la manière la plus humiliante pour lui, la plus propre à l'avilir et à le désespérer : et c'est ainsi que, sans y faire attention, elle met dans le jour le plus resplendissant le caractère opposé de la religion, qui emploie sans relâche l'humilité pour élever l'homme jusqu'à Dieu.

2 Superbe observation, et précieuse surtout par l'à-propos.

>> minables: nous avons substitué des bourreaux aux bouchers 1.

Voltaire sans doute n'avait jamais mis le pied dans un temple antique; la gravure même ne lui avait jamais fait connaître ces sortes d'édifices, s'il croyait que le temple, proprement dit, présentait le spectacle d'une boucherie et d'une cuisine. D'ailleurs, il ne faisait pas attention que ces grils, ces broches, ces longues fourchettes, ces cuillers ou ces cuillères, et tant d'autres instruments aussi terribles, sont tout aussi à la mode qu'autrefois; sans que jamais aucune mère de famille, et pas même les femmes des bouchers et des cuisiniers, soient le moins du monde tentées de mettre leurs enfants à la broche ou de les jeter dans la marmite. Chacun sent que cette espèce de dureté qui résulte de l'habitude de verser le sang des animaux, et qui peut tout au plus faciliter tel ou tel crime particulier, ne conduira jamais à l'immolation systématique de l'homme. On ne peut lire d'ailleurs sans étonnement ce mot d'ENFIN employé par Voltaire, comme si les sacrifices humains n'avaient été que le résultat tardif des sacrifices d'animaux, antérieurement usités depuis des siècles : rien n'est plus faux. Toujours et partout où le vrai Dieu n'a pas été connu et adoré, on a immolé l'homme; les plus anciens monuments de l'histoire l'attestent, et la fable même y joint son témoignage, qui ne doit pas, à beaucoup près, être toujours rejeté. Or, pour expliquer ce grand phénomène, il ne suffit pas tout à fait de recourir aux couleaux de cuisine et aux grandes fourchettes.

Le morceau sur l'inquisition, qui termine la note, semble écrit dans un accès de délire. Quoi donc! l'exécution légale d'un petit nombre d'hommes, ordonnée par un tribunal légitime, en vertu d'une loi antérieure solennellement promulguée, et dont chaque victime était parfaitement libre d'éviter les dispositions, cette exécution, dis-je, est cent fois plus abominable que le forfait horrible d'un père et d'une mère qui portaient leur enfant sur les bras enflammés de Moloch! Quel atroce délire! quel oubli de toute raison, de toute justice, de toute pudeur! La rage antireligieuse le transporte au point qu'à la fin de cette belle tirade il ne sait exactement plus ce qu'il dit. Nous avons, dit-il, substitué les bourreaux aux bouchers. Il croyait donc n'avoir parlé que des sacrifices d'animaux, et il oubliait la phrase qu'il venait d'écrire sur les sacrifices d'hommes au

' Voyez la note xne sur la tragédie décrépite de Minos.

trement, que signifie cette opposition des bouchers aux bourreaux? Les prêtres de l'antiquité, qui égorgeaient leurs semblables avec un fer sacré, étaient-ils donc moins bourreaux que les juges modernes qui les envoient à la mort en vertu d'une loi?

Mais revenons au sujet principal: il n'y a rien de plus faible, comme on voit, que la raison alléguée par Voltaire pour expliquer l'origine des sacrifices humains. Cette simple conscience qu'on appelle bon sens suffit pour démontrer qu'il n'y a, dans cette explication, pas l'ombre de sagacité, ni de véritable connaissance de l'homme et de l'antiquité.

Ecoutons enfin Condillac, et voyons comment il s'y est pris pour expliquer l'origine des sacrifices humains à son prétendu ÉLÈVE, qui, pour le bonheur d'un peuple, ne voulut jamais se laisser élever.

......

1

[ocr errors]

« On ne se contenta pas, dit-il, d'adresser aux dieux ses prières et >> ses vœux ; on crut devoir leur offrir les choses qu'on imagina leur » être agréables... des fruits, des animaux, et des hommes.............. >>> Je me garderai bien de dire que ce morceau est digne d'un enfant; car il n'y a, Dieu merci, aucun enfant assez mauvais pour l'écrire. Quelle exécrable légèreté! Quel mépris de notre malheureuse espèce ! Quelle rancune accusatrice contre son instinct le plus naturel et le plus sacré ! Il m'est impossible d'exprimer à quel point Condillac révolte ici dans moi la conscience et le sentiment: c'est un des traits les plus odieux de cet odieux écrivain.

CHAPITRE III.

THÉORIE CHRÉTIENNE DES SACRIFICES.

Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme?

Il est bien vrai qu'il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs,

1 OEuvres de Condillac; Paris, 1798, in-8°, tome I, Hist. anc., ch. x, pages 98-99.

tant dans le ciel que sur la terre 1, et que nous devons aspirer à l'amitié et à la faveur de ces dieux 2.

[ocr errors]

Mais il est vrai aussi qu'il n'y a qu'un seul Jupiter, qui est le dieu suprême, le dieu qui est le premier 3, qui est le très-grand *; la nature meilleure qui surpasse toutes les autres natures, même divines 5; le' quoi que ce soit qui n'a rien au-dessus de lui ; le dieu non-seulement Dieu, mais TOUT A FAIT DIEU 7; le moteur de l'univers 8; le père, le roi, l'empereur ; le dieu des dieux et des hommes 19; le père tout-puissant 11.

10

Il est bien vrai encore que Jupiter ne saurait être adoré convenablement qu'avec Pallas et Junon; le culte de ces trois puissances étant de sa nature indivisible 12,

Il est bien vrai « que si nous raisonnons sagement sur le Dieu, chef des choses présentes et futures, et sur le Seigneur, père du chef et de la cause, nous y verrons clair autant qu'il est donné à l'homme le plus heureusement doué 15. »

1 « Car, encore qu'il y en ait qui soient appelés dieux, tant dans le ciel que sur la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, cependant, » etc., etc. (SAINT PAUL aux Corinthiens, I. c. VIII, 5, 6; II. Thess. II, 4. )

SAINT AUGUSTIN, De Civ. Dei, VIII, 25.

«Ad' cultum divinitatis obeundum, satis est nobis Deus primus. » (ARNOB., adv. gent., III ).

4 <«< Deo qui est maximus. » (Inscript. sur une lampe antique du Muséo de Passeri. Antichità di Ercolano. Napoli, 17 vol. in fol., tome VIII, pages 264.)

• Melior naturâ. (OVID., Métam. I, 21. ) Numen ubi est, ubi Di? ( Id. HER. XII, 119.) Πρός Διος καὶ Θεῶν. (DEMOST., pro Cor. Οι Θεοί δέ εἴσονται καὶ τὸ Δαιμόνιον. Id. de falsa leg. 68.)

6 « Deum summum, illud quidquid est summum.» (PLIN. Hist. nat. II, 4. )

9 « Principem et Maximè Deum.» (LACT. ethn. ad Stat. Theb., IV, 516, cité dans la Biblioth. lat. de Fabricius. )

8 << Rector orbis terrarum. ». (SEN. ap. LACT., div. just. 1, 4.)

0

[ocr errors]

Imperator divům atque hominum. » (PLAUT., in Rud., prol., v, 11.)

10 «< Deorum omnium Deus. » (SEN., ubi suprà.) Oɛó ó Оɛwo Zɛug. « Deus deorum Jupiter.» (Plat. in Crit., op., tome X, page 66.) « Deus deorum. (Ps. LXXXIII, 7.) Deus noster præ omnibus diis. » (Ibid. CXXXIV, 5.) « Deus magnus super omnes deos.» (Ibid. XCIV, 3.) 'Eπi mão: Ocós ( Plat., Orig.. passim.)

11 « Pater omnipotens. » (VIRG., Æn., 1. 65, X, 2, etc.)

12

[ocr errors]

Jupiter sine contubernio conjugis filiæ que coli non solet. » (LACT., div. instit.) 13. Τόν τῶν πάντων Θεὸν ηγεμόνα τῶν τὲ ὄντων καὶ τῶν μελλόντων, του τε ήγεμόνος καὶ αἰτίου πατέρα κύριον... ἂν ὁρθῶς ὅντως φιλοσοφώμεν, εἰσόμεθα πάντες σαφῶς, εἰς Súvaμív ávĺpúñшv εvôαιμóvшv. (PLAT., epist. VI, ad Herm. Erast. et Corisc., op., tome XI, page 92.) — En effet, comment connaître l'un sans l'autre? (TERt., De an., cap. 1.)

Il est bien vrai que Platon, qui a dit ce qui précède, ne saurait être corrigé qu'avec respect lorsqu'il dit ailleurs, « que le grand roi étant au milieu des choses, et toutes choses ayant été faites pour lui, puisqu'il est l'auteur de tout bien, le second roi est cependant au milieu des secondes choses, et le troisième au milieu des troisièmes 1, ce qui toutefois ne devait point s'écrire d'une manière plus claire, afin que l'écrit venant à se perdre, par quelque cas de mer ou de terre, celui qui l'aurait trouvé n'y comprît rien 2.

Il est bien vrai que Minerve est sortie du cerveau de Jupiter 3. Il est bien vrai que Vénus était sortie primitivement de l'eau *; qu'elle y rentra à l'époque de ce déluge durant lequel tout devint mer et la mer fut sans rives 5, et qu'elle s'endormit alors au fond des eaux "; si l'on ajoute qu'elle en ressortit, ensuite sous la forme d'une colombe,

6

Περί τὸν πάντων βασιλέα πάντ' ἐσι, καὶ εκείνου ἕνεκα πάντα, καὶ ἐκείνος αἴτιον ἅπαντων τῶν καλῶν, δεύτερονδε περὶ δεύτέρα, καὶ τρίτον περὶ τὰ τρίτα. (Ejusd. epist. II, ad Dyonis., ibid., tome XI, page 69; et apud Euseb. Præp. evang., XI.)

Celui qui serait curieux de savoir ce qui a été dit sur ce texte pourra consulter ORIG., de princ., lib. I, cap. 3, n. 5, op. edit. Ruæi, in-fol., tome IV, page 62. HUET, in Origen., ibid., lib. II, cap. 2, no 27-28; et les notes de La Rue, pages 63, 135. Clem. Alex. tome V, page 598, édit. Paris. ATHENAG. leg. pro Christ. Oxoniæ, ex theatro Seldon, in-8°, 1706, curis Dechair, page 93, no XXI, in not. Il est bien singulier que Huet ni son savant commentateur n'aient point cité le passage de Platon, dont celui d'Origène est un commentaire remarquable. Voici ce dernier texte tel que Photius nous l'a conservé en original. (Cod. VIII.) Atǹxɛtv μèv tòv πατέρα διὰ πάντων τῶν ὄντων· τὸν δέ υἷον μεχρὶ τῶν λογικῶν μόνων, τὸν δὲ πνεῦμα mexpl póvwv tuv GEGOGμévwv, c'est-à-dire, le Père embrasse tout ce qui existe; le Fils est borné aux seuls êtres intelligents, et l'esprit aux seuls élus.

2 Φρασέον δὲ σοὶ δὲ αἰνιγμῶν, ἵν ̓ ἄν τί ἡ δέλτος ἤ ποντού ἤ γῆς ἐν τύχαις πάθη, áváyvous μǹ yvõ. (PLAT. ubi sup.)

* Eccli. XXX, 5. — Télémaque, liv. VIII. Il chanta d'abord, etc.

* En mémoire de cette naissance, les anciens avaient établi une cérémonie pour attester à perpétuité « que tout accroissement dans les êtres organisés vient de l'eau.» Dôatos mátwv aü§ŋos. Voy. le Scoliaste sur le cent quarante-cinquième vers de la quatrième Pythique de Pindare. Suivant l'antique doctrine des Vedas, Brahma (qui est l'esprit de Dieu) était porté sur les eaux au commencement des choses, dans une feuille des lotus; et la puissance sensible prit son origine dans l'eau. (WILLIAM JONES dans les Recherches asiatiques, Dissert. sur les dieux de Grèce et d'Italie, tome I.) — M., COLEBROKE, ibid., tome VIII, page 403, note. La physique moderne est d'accord. Voy. BLACK's Lectures on Chemistry, in-4o, tome 1, page 245. Lettres physiques et morales, etc., par M. DE LUC; in-8°, tome I, page 112, etc., etc.

Omnia pontus erant, deerant quoque littora ponto.

(OVID., Métam.)

Voyez la dissertation sur le mont Caucase, par F. R. WILFORD (dans les

Rech. Asiat., tome VII, pages 522–523.)

« PrécédentContinuer »