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LIVRE QUATRIÈME.

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CHAPITRE PREMIER.

Quel est le meilleur gouvernement qui convienne à une nation très-nombreuse, trèsriche et disséminée sur un vaste territoire ?

Q

UEL est le meilleur gouvernement convenable à une nation très-riche, très-nombreuse et disséminée sur un vaste territoire? Si on fait cette question, nous dit Voltaire, à un ministre ou à un commis, ils seront sans doute pour le pouvoir absolu; si on la fait à un baron, il voudra que le baronnage partage le pouvoir législatif; les évêques en diront autant; le citadin voudra, comme de raison, être consulté, et le cultivateur ne voudra pas être oublié. Le meilleur gouvernement est celui où toutes les conditions sont également protégées par les lois.

Puffendorf, après nous avoir promis des détails à ce sujet, nous avertit gravement que· plusieurs prononcent en faveur de la monar chie, et d'autres, au contraire, se déchaînent furieusement contre les rois, et qu'il est hors de son sujet d'examiner les raisons de ces

derniers. En effet cette question est délicate à 1791 résoudre.

Un Suisse, un Hollandais, un noble Vénitien, un pair d'Angleterre, un cardinal un grand d'Espagne, un comte de l'empire et un boyard russe, disputaient un jour en voyage sur la préférence des institutions sous lesquelles on vivait dans les diverses régions de l'Europe. Personne ne s'entendit, chacun demeura dans son opinion, sans en avoir une bien prononcée; chacun louait sa patrie par vanité, et s'en plaignait par sentiment.

Quel gouvernement, nous dit-on, que celui où le juste Aristide était banni, Phocion mis à mort, Socrate condamné à boire la ciguë, après avoir été berné par Aristophane, où l'on voit les Amphictyons livrer imbécillement la Grèce à Philippe, parce que les Phocéens avaient labouré un champ du domaine d'Apollon! Mais les gouvernemens des monarchies voisines étaient encore plus mauvais.

Un républicain doit être plus attaché à sa patrie qu'un sujet à la sienne, par la raison qu'on aime mieux son bien que celui de son maître; mais cette observation ne résoud pas cette question politique: la masse entière d'une grande nation est-elle plus heureuse sous un gouvernement républicain, que sous un gouvernement monarchique ?

1791.

CHAPITRE II.

La nature ne fit pas les hommes égaux entr'eux.

DANS

ANS toutes les sociétés civilisées, la classe de ceux qui ne possèdent rien ou presque rien, est infiniment plus nombreuse que celle entre les mains de laquelle se trouvent les richesses territoriales et de convention. Cette inégale distribution n'est pas un effet du hasard ou des vices de l'agrégation sociale; elle tient invinciblement à la nature des hommes les uns laborieux et actifs, les autres paresseux et nonchalans; les uns robustes, les autres faibles, les uns prodigues, les autres économes. Admettez une distribution égale des terres d'un vaste empire entre tous les habitans sans distinction, l'égalité de moyens, résultant de cette mesure, sera de courte durée.

La terre de l'homme actif et industrieux se couvrira de riches moissons et de fruits de toute espèce, tandis que celle du négligent ne produira que des ronces. L'homme robuste améliorera son héritage, l'entourera de haies et de fossés, y conduira des eaux, nivelera

les terrains, bâtira des granges, élevera des 791. troupeaux; son voisin laissera la sienne dans

un dénûment plus ou moins grand, selon le
degré de faiblesse qu'il tient de la nature.
J'entre chez l'un et chez l'autre ; d'un côté,
;
je vois l'image de l'abondance et du bonheur;
et, de l'autre, celle de l'embarras et de la mi-
sère. L'homme sobre, laborieux et robuste a
du superflu; l'homme faible et paresseux
manque du nécessaire. Le besoin, l'intérêt,
les rapprochent ; l'un emprunte de l'autre les
choses qui lui manquent, et devient son dé-
biteur : nouvelle relation qui diminue l'égalité
primitive.

Mais c'est bien pis, s'il survient une année calamiteuse ou d'autres événemens désastreux et inattendus. Celui qui met, pour le besoin, des denrées en réserve, jouit des fruits de sa prudence, tandis que l'imprévoyant, pris au dépourvu, se trouve sans ressources pour entretenir sa famille déjà chargée de dettes. Sa situation s'empire, le malheur engendre le malheur : il est bientôt contraint de vendre son héritage sans en avoir connu la valeur, et, désormais sans asyle, il se vendra à celui qui voudra l'acheter.

Si la nature, en formant les hommes, avait voulu qu'ils fussent égaux entr'eux, elle leur eût donné la même taille, la même force, la même étendue de génie, la même énergie de

l'ame et les mêmes inclinations. On nous dit que les hommes sont égaux, c'est-à-dire que les facultés humaines appartiennent également au sultan des Turcs et aux bostangis de son harem, que l'un et l'autre doivent disposer avec la même liberté de leurs personnes, de leurs familles, de leurs biens ou du fruit de leur industrie; cela s'appèle parler pour ne rien dire.. Le chêne, ornement des forêts, et l'humble arbuste à peine apperçu au milieu des plantes parasites qui l'étouffent, sont composés l'un et l'autre de parties ligneuses, jouissent l'un et l'autre des avantages de la végétation, ont le même droit aux sucs de la terre; cependant ces deux végétaux sont inégaux entr'eux.

17911

CHAPITRE III.

Preuve que les hommes ne sont pas égaux, tirée de l'état de nature.

MAIs du moins, nous assure Montesquieu, les hommes étaient égaux dans l'état de nature; la société leur fit perdre ce précieux avantage. C'est aller chercher l'égalité bien loin, et on ne la trouvera pas encore. Let sauvage, faible, languissant et sans industrie

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